Art contemporain et Résistance

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Une exposition d’œuvres d’art contemporain sur le thème «Je me souviens du génocide arménien… », voilà qui sonne comme un mystère temporel. Mais dans le décor lumineux de la Galerie Sobering, organisatrice, l’énigme s’éclaircit avec Patricia Kishishian, directrice des lieux.

Quelques clés du mystère

Ce personnage atypique fascine, avec une trempe faite à la fois d’évidence et de légèreté. D’abord un visage d’icône byzantine: hauts sourcils largement arqués, d’un brun presque noir, soulignant des yeux clairs, bleu piqueté de vert doré, et un nez fin s’étirant sur une bouche dont le rouge cinglant jamais ne s’effiloche. Une apparition non statique qui vous fixe sous ses grandes paupières. En la voyant, une reconnaissance plus profonde s’instaure immédiatement, un peu magique, qui nous connecte sans mots.

Alors elle m’accueille, me propose un café qu’elle va chercher elle-même, tandis que sa jeune collègue Cécile Grémillet me parle des œuvres de la galerie dont les auteurs ont participé à ce projet d’exposition initié sous un titre au départ très catégorique «Je me souviens, et j’exige». Une ferme revendication, avec laquelle Patricia Kishishian est allée solliciter des artistes contemporains soigneusement choisis, selon ses goûts, parmi les plus reconnus. Cette directrice de galerie évolue en effet depuis de nombreuses années sur ce marché, et s’est notamment démarquée par la publication ANNUAL. Un beau livre-magazine qui se veut le témoin des évolutions de l’art contemporain, à travers le regard affûté de cette autodidacte avisée, digne héritière de son mentor Pierre Restany (un des plus grands critiques d’art de l’après-guerre, voire un «prophète de l’art» selon les biographies qui lui sont consacrées).

«Peut-être qu’on y est allé un peu fort avec ce titre-là» concède-t-elle après coup. Le titre de l’exposition a été revisité depuis pour tenir compte de suggestions plus politiquement correctes, et devenir: «Je me souviens du génocide arménien…». Des points de suspension pour tous ces comptes que cette héritière d’une lignée venue de Césarée et d’Izmir a enfin décidé de régler. Patricia est en effet la petite-fille de grands-parents tous deux orphelins du génocide, l’un de Césarée et l’autre d’Izmir, qui se sont rencontrés en France après avoir échappé au pire. Des grands-parents adorés, que la vie lui a retirés très tôt, mais qui ont marqué son enfance au point de lui inspirer ce profond sursaut de mémoire, à la veille du centenaire. Quoi, 100 ans et toujours rien, mais de quel droit !?

A situation incroyable, traitement à part

Cette évidence a sans doute contribué à ce que, comme par magie, tous les artistes sollicités adhèrent à ce projet d’exposition très particulier. Alors même que sa demande reste inédite dans le milieu (un galeriste n’impose pas ses sujets aux créateurs, encore moins sur un thème aussi personnel), certains artistes lui ont demandé sa perception personnelle du génocide, pour choisir voire créer l’œuvre consacrée à l’exposition. Non Arméniens pour l’essentiel, ils connaissaient déjà le génocide, mais ont tous été surpris de son énormité insoupçonnée. Et c’est sans doute l’effet le plus notable que visait la galeriste: attirer le regard - souvent agitateur - du monde de l’art contemporain, sur ce sujet aussi incroyable que peu abordé.

Si l’exposition s’ouvre le 16 avril avec les œuvres installées à la Galerie sobering, elle voyagera autant que possible l’an prochain, et ce jusqu’en Turquie même. Entre temps elle sera également présentée à la prochaine Foire Internationale d’Art contemporain de Paris en septembre. A l’occasion de ce grand rendez-vous annuel, seront proposées les œuvres petits formats de 100 artistes toute notoriété confondue, sur le même thème, et le produit des ventes ira au profit de l’association ARAM de Marseille, qui numérise le contenu de toute la documentation existante concernant le génocide (passeports Nansen…).

Une belle réunion d’ingrédients pour faire mouche, revigorer et inspirer. On l’a vu, même dans la France de 2015 qui a su rappeler de quel bois libertaire elle entendait continuer à se chauffer, force est de constater qu’on ne s’autorise encore pas assez ce genre d’intransigeance face à un mal insidieux. Même, et surtout après 100 ans, éveiller les consciences, réagir et ne pas laisser faire reste donc vital.

Alors que notre entretien se termine au bistrot du coin autour d’un autre café, son compagnon nous a rejoint et s’enflamme contre le cynisme de tous les négationnistes et révisionnistes, considérant que laisser faire ou dire est déjà une faiblesse criminelle. Patricia elle, ne dit mot. Même si elle n’en pense sans doute pas moins, droite et immobile, elle fixe un point loin devant elle et au-delà de nous. Qui sait ce qu’elle peut bien voir dans ces moments-là ?

En tous les cas, nulle tiédeur admise sur le sujet. Se souvenir est l’insoumission qu’elle se permet de toute sa hauteur. Au point même d’oser retourner en Turquie, là où les siens lui avaient toujours recommandé de ne pas mettre un pied. 100 ans après, non seulement elle ira, mais en tant qu’invitée avec cette exposition-là. Précisément grâce à cette insoumission.

Jilda Hacikoglu

Journaliste au magazine  France-Arménie auteur du blog ConnexionsS

 

Calendrier de l’expo

Du 16 avril au 5 mai 2015 à la Galerie Sobering, vernissage le 16 avril 2015 de 18h à 21h, 87, rue de Turenne 75003 Paris / + 33 (0)9 66 82 04 43(0)9 66 82 04 43 ( http://soberinggalerie.com/).
Fin mai 2015, Mairie du 3ème arrondissement de Paris, événement spécial pour présenter les œuvres dans le cadre de la commémoration des 100 ans (date à confirmer).
De mi-septembre à mi-novembre au Centre d’Art Contemporain La Traverse à Alfortville.
Début 2016 au DEPO, centre d’art à Istanbul.
Courant 2016 à la Fondation Bullukian à Lyon.

Artistes exposés

Lawrence Weiner, Esther Shalev-Gerz, Mounir Fatmi, Jonathan Monk, Dejan Kaludjerovic, Sophie Bouvier Ausländer, Viet Bang Pham, Lorenzo Puglisi, Triny Prada, Pierre Petit, Özlem Günyol & Mustafa Kunt, Aikaterini Gegisian, Georgios Xenos

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par Jilda Hacikoglu
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