LA PAROLE LIBERATRICE DU PAPE
C’est peu de dire que les propos tenus par le Pape François lors de l’homélie qu’il a prononcée ce dimanche 12 avril ont créé une onde de choc sans précédent. A quelques jours de la date anniversaire de son centenaire, le Saint Père a en effet évoqué sans ambages le génocide des Arméniens en utilisant des mots d’une force et d’une clarté particulière.
Plaçant ce génocide sur un pied d’égalité avec la Shoah et les crimes du stalinisme, le souverain pontife a réintégré le meurtre de la nation arménienne au sein de la longue litanie des exterminations de masse qu’a connu le 20ème siècle, «comme celles au Cambodge, au Rwanda, au Burundi, en Bosnie». Mieux encore, se référant explicitement à l’insolence sacrilège de Caïn – «suis-je le gardien de mon frère ?» - il a condamné sans détour le négationnisme en assénant que «cacher ou nier le mal c’est comme laisser une blessure continuer à saigner sans la panser !»
Ankara ne s’y d’ailleurs pas trompé, qui a immédiatement rappelé son ambassadeur auprès du Saint-Siège en fustigeant, par différents canaux, les propos du Pape comme «islamophobes», «partiaux», «inappropriés» et «loin de la réalité historique». Comme souvent, le président Erdogan lui-même s’est distingué en allant jusqu’à qualifier de «délire» la nouvelle position vaticane. Tandis que de son côté Volkan Boskir, le ministre turc des Affaires Européennes, a joué sur le registre de l’insinuation en rappelant que le Pape était originaire d’Argentine, «un pays complice des nazis, auteurs du génocide juif»... Plus important, il conviendrait de distinguer divers niveaux de lecture de cette homélie qui fera date.
Pastorale du courage et Œcuménisme chrétien
Sur le plan religieux tout d’abord, plusieurs constats s’imposent. D’une part, on ne peut que noter le renouveau d’une Pastorale du courage qui avait largement déserté les couloirs du Vatican depuis la seconde partie du pontificat de Jean-Paul II. Question de tempérament ou question de pédagogie catéchétique, le Pape François n’en est pas à son coup d’essai en matière de radicalité du discours et de l’action. Qu’il suffise de rappeler sa récente invitation de SDF à un partage de repas et à la visite de la Chapelle Sixtine – visite au cours de laquelle il leur avait déclaré «j'ai besoin de la prière de personnes comme vous» - ou de son coup de gueule contre la Curie dont il avait vertement dénoncé les quinze maux parmi lesquels l’endurcissement spirituel et moral et «l’Alzheimer spirituel». A cet égard comment ne pas mesurer l’écart entre le christianisme cérébral de l’ancien Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi qu’était Benoît XVI et les relents de Théologie de la Libération que semble prôner l’ancien archevêque de Buenos Aires, lui qui a pris pour patronyme celui de Saint François d’Assise, l’époux des simples et des pauvres ? Comment même ne pas croire un instant à la supériorité du «feu qui réchauffe» sur la «lumière qui éclaire» ? Comment enfin ne pas comprendre l’exigence dérangeante d’un Christ sans concession déclarant «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée» (Mt 10 :34) ?
D’autre part, la déclaration papale a fini par masquer d’autres éléments importants en matière de politique religieuse, et notamment celle du contexte dans laquelle elle a pris place. L’objet premier de la cérémonie était en effet de couronner Saint Grégoire de Narek comme 36ème docteur de l’Eglise reconnu par Rome. On mesurera mieux l’importance de l’honneur ainsi fait au plus grand mystique et à l’un des principaux théologien de l’Eglise arménienne en rappelant qu’avant lui, seul Ephrem le Syrien avait été élevé à cette dignité parmi les saints et les martyrs des Eglises orientales du «petit schisme» de 451. A ce titre, la reconnaissance d’une autorité théologique exceptionnelle à Grégoire de Narek par l’Eglise catholique s’est faite en présence de Nersès Bedros XIX, le Patriarche des Arméniens catholiques mais aussi des deux Catholicos de l’Eglise apostolique arménienne, Aram I de la Grande Maison de Cilicie et Karekine II du Saint-Siège d’Etchmiadzine. On ne peut pas ne pas songer aux implications politiques d’un tel rapprochement des Eglises par les temps qui courent. Là encore, il semble bien loin le temps de Jean-Paul II où un certain dialogue interreligieux semblait de mise, éventuellement contre le spectre de l’athéisme et du socialisme réel. L’émergence – ou la réémergence – d’un fanatisme islamiste semble plus que jamais favoriser l’œcuménisme chrétien au détriment d’ambitions plus larges. Déjà l’élection de Benoît XVI et sa décision prise moins d’un an plus tard de renoncer au titre de « patriarche de l'Occident » avaient pu être interprétées comme autant de tentatives de rapprochement avec l’Eglise orthodoxe. Cette fois non plus, ce n’est certainement pas un hasard si c’est dans ce cadre du rappel et de la condamnation du génocide des Arméniens et de sa négation que le Pape François a évoqué «le cri étouffé et négligé de beaucoup de nos frères et sœurs sans défense, qui, à cause de leur foi au Christ ou de leur appartenance ethnique, sont publiquement et atrocement tués - décapités, crucifiés, brulés vifs – , ou bien contraints d’abandonner leur terres». Sous ce rapport, François se situe donc plutôt dans la continuité d’une ligne amorcée par son prédécesseur et dont le discours de Ratisbonne de septembre 2006 avait constitué le point d’orgue.
Une libération qui banalise la reconnaissance et universalise le combat
Quels sont maintenant le sens et la portée d’un tel message ? Bien évidemment, la parole «infaillible» d’un Pape aura sans doute pour vertu première de désinhiber nombre de responsables politique jusqu’à présent tétanisés par les menaces et les chantages de la Turquie. Tous les yeux sont d’ores et déjà braqués sur la Maison Blanche dans l’attente du mot de génocide que prononcera peut-être ce 24 avril un Obama, que l’absence de perspectives politiques personnelles pourrait par ailleurs inciter à plus de courage que les années précédentes. Dans l’attente, c’est le Parlement européen qui aura déjà voté, lorsque cet article paraîtra, une résolution d’une force jusqu’alors inégalée. Mais c’est aussi Israël qui est désormais sous pression. L’Etat hébreux s’est jusqu’à présent bien garder d’accabler une Turquie qui était autrefois le premier sinon le seul de ses alliés stratégiques régionaux. L’éditorial inédit publié par le Jérusalem Post ce 13 avril pourrait annoncer des développements à cet égard même s’il ne faut jurer de rien : la scène proche-orientale est trop mouvante et ses méandres trop incertains pour assurer qu’Israël souhaitera rompre durablement avec un allié qui garde des atouts dans sa manche et des atours aux yeux de Tel-Aviv.
Cependant, il est probable que l’effet le plus important de la parole du Pape ne soit pas à chercher dans le court terme mais qu’il se développera avec ampleur à plus longue échéance. La position de fausse objectivité que maintenaient jusqu’à présent beaucoup de responsables et d’intellectuels sous le prétexte d’« impartialité » risque en effet d’apparaître désormais comme passablement datée. Est-ce par exemple un hasard si Jan-Erich Zürcher, un turcologue de premier ordre, vient ce 14 avril de faire une mise au point tonitruante ? L’effet de libération de la parole «risque» donc banaliser la reconnaissance et de faire enfin reconnaître le négationnisme pour ce qu’il a toujours été: un scandale honteux et intolérable. Il faut donc s’attendre à ce que la Cause arménienne ne soit dorénavant plus portée uniquement par ses militants, ni même nécessairement par des Arméniens et que ceux-ci soient comme dépassés par les évènements.
Du reste, le phénomène a déjà commencé. Les récentes prises de position publiques d’une starlette telle que Kim Kardashian ont été autant perçues comme appréciables que dérangeantes: appréciables par l’impact médiatique énorme qu’elles ont eu et que n’ont jamais pu atteindre toutes les organisations militantes réunies, dérangeantes par le fait que ce succès soit dû à une personne réputée frivole et ignare en la matière. Ce sera peut-être le paradoxe avec lesquels les militants de la Cause arménienne devront apprendre à composer: que leur combat devienne universel et qu’ils n’en soient plus les légataires exclusifs. Pour ceux qui ont traversé quasiment seuls un désert de plusieurs décennies, sortir de la déréliction sera désormais le risque à courir.
Laurent Leylekian, analyste politique