Rakel Dink
Veuve de Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie et fondateur du journal Agos aujourd'hui disparu et entré dans la légende, la vie de Rakel Dink est intimement confondue dans un siècle d’histoire des Arméniens de l'Empire ottoman et de l’actuelle Turquie.
Rakel Dink est née en 1959 dans une famille arménienne de Silopi (au sud-est de la Turquie), près de la frontière avec l'Irak et la Syrie. Son grand-père, Vartan, était originaire de Van. Ayant fui le génocide des Arméniens, Vartan installa sa famille sur les versants du Mont Joudi dans la province de Şirnak, au sud-est de l'Anatolie.
"Jusqu'en 2007, j'étais simplement sa chérie, la mère de ses enfants, la femme au foyer, tout simplement. Beaucoup de choses ont changé pour moi. Si seulement rien n'avait changé..."
La ville de Van - Avec l'aimable autorisation du Musée-Institut du Génocide Arménien |
Pour survivre, la famille fut contrainte de se cacher dans une grotte de la montagne. "On raconte que ce genre de caverne n'existait pas, mais que Dieu l'a ouverte pour nous. Voilà l'histoire. Ils ont vécu là longtemps," précise Rakel, relatant une légende familiale transmise de génération en génération.
"En 1915, la sœur de ma grand-mère a eu clandestinement un enfant. À cette époque dangereuse, il lui était impossible d'empêcher l'enfant de crier. Sa belle-mère prit la main de l'enfant pour qu'il cesse de crier et que la famille ne soit pas découverte, et puis...comment dire ? L'enfant fut perdu," poursuit Rakel, évoquant les décisions terribles que la famille fut obligée de prendre pour survivre.
Le père de Rakel, Siyament Yağbasan, et sa mère Delal eurent six enfants. Rakel, seconde de la fratrie, n'avait que huit ans, lorsque sa mère décéda. Le père de Rakel se remaria et eut sept autres enfants. La famille ne parlait que le kurde et se consacrait principalement à l'agriculture.
Lorsque Rakel avait huit ans et demi, un groupe de religieux arméniens se rendit dans son village sur ordre du Patriarche de Constantinople, Monseigneur Chenork Kaloustian. À l'époque, le clergé chrétien d'Istanbul parcourait l'Anatolie à la recherche d'Arméniens et d'autres chrétiens ayant survécu au génocide. Ils emmenèrent un groupe d'enfants arméniens à Istanbul pour qu'ils puissent y étudier. Rakel Dink et ses deux frères firent partie du second groupe d'enfants. "On est partis à Bolis apprendre l'arménien, lire et écrire. Il n'y avait aucune école près de notre village. Personne ne savait lire," se souvient Rakel. Les nouveaux arrivants étaient logés au camp de Tuzla, réservé aux enfants arméniens (Camp Armen), juste en dehors d'Istanbul.
Hrant et Rakel au Camp Armen
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"Au camp, on nous apprenait des rudiments d'alphabet arménien et de turc. Dans notre village il n'y avait pas la moindre chaise. On savait juste semer, moissonner et labourer," fait remarquer Rakel. Elle fut ensuite élève à l'école de l'Église évangélique arménienne dans le quartier de Gedikpaşa à Istanbul, tout en passant ses étés au Camp Armen. Elle se souvient de sa scolarité nomade, à mesure que le gouvernement turc fermait les foyers l'un après l'autre, prétextant qu’ils étaient illégaux.
Une rencontre décisive se produisit quelques jours après l'arrivée de Rakel à Istanbul. Hrant Dink passait lui aussi ses étés au Camp Armen et était élève à Gedikpaşa. "Nous étions déjà tombés amoureux au camp," précise Rakel.
Rakel et Hrant le jour de leur mariage |
Rakel et Hrant se sont mariés le 23 avril 1977. Rakel devint l'inséparable compagne, la conseillère et la collègue de Hrant. Le jeune homme poursuivit ses études à l'Université d'Istanbul, où il étudia la zoologie et la philosophie. Le couple a eu trois enfants : Baïdzar (Delal), Arat et Sera.
La famille Dink, de gauche à droite : Hrant, Sera, Arat (tenant sa petite-fille Nora), Delal et Rakel |
Bien des années plus tard, Hrant écrivit dans le journal Agos : "Naturellement, le 23 avril est pour moi une date particulière. C'est aussi le jour de notre mariage, ma chère femme et moi. La nuit qui lie le 23 avril au 24 avril est celle où nous avons conçu notre premier enfant. Ce n'était ni le 23 avril, ni le 24. Très probablement, le 23 avril et demi."
Lorsque le fondateur du Camp Armen, Hrant Güzelyan, fut arrêté (l'État turc l'accusa d'entraîner des terroristes au camp), Hrant et Rakel prirent les rênes du camp jusqu'en 1983, lorsque le gouvernement le ferma pour de bon et déposséda la communauté arménienne de ses droits de propriété. En 2015, le propriétaire du bien décida de démolir l'édifice, mais grâce au combat opiniâtre de la jeunesse arménienne d'Istanbul, au bout de 175 jours durant fut restitué à la communauté.
Hrant et Rakel Dink avec les enfants du Camp Armen |
Hrant devint journaliste, collaborait pour le quotidien de langue arménienne stambouliote Marmara. Durant les années 1980, il fut arrêté à trois reprises pour ses opinions politiques. En 1993, il participa à la fondation des éditions Aras avec des amis. Trois ans plus tard, réalisant l'importance de sensibiliser la société turque aux thématiques arméniennes, Hrant fonda Agos [Le Sillon], le premier hebdomadaire arménien en langue turque de Turquie.
"En Turquie, chaque fois qu'un problème se posait, on s'en prenait de suite aux Arméniens, qualifiés « d’ennemis internes ». Cela comptait beaucoup pour Hrant : le fait que nous devions nous montrer, qu'ils devaient apprendre de nous nos problèmes," explique Rakel. Le premier numéro d'Agos parut le jour de Pâques 1996. "Le titre principal était : 'Voyez ! Nous creusons un sillon pour vous. Prenez-en de la graine.' Agos continue, mais il..." se lamente Rakel.
"On faisait tout à deux. Quand ils ont choisi le nom Agos, je leur ai dit que c'était un très beau nom. C'est la parabole de Jésus, lorsque le bon paysan sème les graines et creuse un sillon. Quel merveilleux rapprochement !" s'exclame Rakel.
Rakel éprouva un mélange de fierté et de malaise durant toute la période active de Hrant. "Parfois de vieilles dames lui disaient : 'Mon garçon, on a peur pour toi ! Ne parle pas avec tant d'audace !' mais, d'un autre côté, elles étaient fières et heureuses que quelqu'un prenne la parole en leur nom. Moi aussi j'étais fière. Moi aussi j'adorais sa liberté de ton. Après son assassinat, je me suis sentie parfois coupable de ne l'avoir jamais retenu. De ne pas lui avoir dit : « Ça suffit maintenant ! » Si seulement je lui avais mis en garde..." regrette Rakel.
Hrant et Rakel Dink |
Hrant Dink fut assassiné devant le siège de son journal à Istanbul, le 19 janvier 2007. Cet événement a constitué un tournant dans l'histoire de la Turquie contemporaine. Des centaines de milliers de citoyens turcs manifestèrent lors des funérailles de Hrant. Avec pour slogan : "Nous sommes tous Arméniens ! Nous sommes tous Hrant !"
"Deux jours avant l'enterrement, les gens m'ont dit : 'Rakel, tu dois prendre la parole !' J'ai répondu que je le ferai. Mais qu'allais-je dire ? J'ai prié : 'Mon Dieu, je suis ton enfant. Mon mari et moi nous nous aimions tant ! Je dois faire rayonner cet amour !' Je lui ai dit que j'essaierai de parler des injustices en Turquie'," se souvient Rakel. "J'ai écrit cette lettre, la lettre à mon bien-aimé. Et ce jour-là, après ce discours, ma vie elle aussi a changé."
Dans cette lettre, Rakel Dink écrivait ces lignes:
"Mon chéri, comment oublier tes écrits et tes discours ? Quelles ténèbres pourront-elles nous faire oublier ? La peur le pourra-t-elle ? Les persécutions ? Les plaisirs du monde matériel ? La mort, peut-être ? Non, mon chéri, rien ne pourra nous faire oublier !"
Depuis ce jour, Rakel Dink voue son existence à préserver et à servir l'héritage de Hrant, tout en s'attaquant aux questions relatives aux droits de l'homme en Turquie. La Fondation Hrant Dink a été créée en 2007 avec ces objectifs en tête et Rakel en préside actuellement le conseil d'administration. La fondation mène plusieurs programmes visant à protéger les droits de l'homme en Turquie, les cultures minoritaires dans ce pays, dénoncer les discours de haine et normaliser les relations arméno-turques.
Après une existence difficile, bien qu'entourée d'amour et d'affection, Rakel Dink reste une optimiste. Elle croit en un avenir lumineux pour ses plus grandes joies : ses petits-enfants Nora, Nareh, Saren et Hrant Junior.
"Si seulement la Turquie était gouvernée avec humanité, et les droits de l'homme respectés, alors nous n'aurions pas besoin de ce genre de fondation," note Rakel.
Cette histoire a été authentifiée par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES.