Dickran Kouymjian

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La biographie de Dickran Kouymjian ressemble à un labyrinthe sans commencement ni fin et dans lequel on aurait aimé se perdre. Ancien directeur de la chaire d’arménologie de l’Université de Fresno, cet universitaire arméno américain à l’intelligence encyclopédique et au regard malicieux a une âme de globe-trotter.
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La biographie de Dickran Kouymjian ressemble à un labyrinthe sans commencement ni fin et dans lequel on aurait aimé se perdre. Ancien directeur de la chaire d’arménologie de l’Université de Fresno, cet universitaire arméno américain à l’intelligence encyclopédique et au regard malicieux a une âme de globe-trotter.
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Parler avec lui nous fait emprunter des chemins de traverse, ils passent par la Roumanie, les États-Unis, L'Égypte, le Liban et bien sûr la France. A travers son parcours et l’histoire de sa famille, c’est la diaspora arménienne qui nous est contée. Il suffit d’entrouvrir la porte de sa maison-musée en plein Paris, pour réaliser l’immensité du monde intérieur qui l’habite. On y trouve bien sûr d’innombrables objets d’art ancien, mais le joyau de la collection est à trouver parmi ces aquarelles et dessins de son ami William Saroyan, ainsi qu’un collage et un portrait offert par le grand Paradjanov.

Fils de rescapés

Fils de rescapés du génocide, Dickran Kouymjian a vu le jour à Tulcea, en Roumanie. Sa mère, Zabelle Calusdian, était née à Samsun sur la mer Noire en 1906. Le père de celle-ci, Dikran, était enseignant au prestigieux American College de Marzevan.

Sentant le danger venir au printemps 1915, il avait pris soin de confier ses deux plus jeunes enfants, Archavir, 11 ans, et Zabelle, 9 ans, à un voisin grec qui les garda chez lui.

Les deux enfants resteront ainsi dans un état de semi clandestinité, jusqu’à la fin de la guerre. Outre Archavir, sa mère avait deux frères et deux sœurs qui périrent en 1915 : l’aîné dont le prénom n’est pas connu, Flora 18 ans, Nvart 17 ans et Jirayr 16 ans. « Ils avaient été déportés avec leur mère Hermone lorsque la caravane partit de Samsun, quelques jours après que ma mère et son frère eurent trouvé un abri chez ce Grec. Ma mère et mon oncle se souviennent les avoir vu s’éloigner ». Le grand-père maternel de Dickran connut un sort tout aussi funeste. Après avoir été arrêté avec d’autres notables de Samsun, il fut assassiné à l’extérieur de la ville. Quand la guerre s’acheva en 1918, Zabelle et Archavir furent placés à l’orphelinat américain de Kadi Köy à Constantinople. C’est ainsi que Levon, leur cousin germain, qui avait émigré aux États-Unis avant la guerre, les retrouva dans la liste des noms d’orphelins dressée par l’organisation américaine Near East Relief.  Il parvint ainsi à les faire venir à Chicago.

Toros, le père de Dickran, était né en 1901 à Talas, près de Césarée (aujourd’hui Kayseri) en Anatolie centrale. Il grandit à Smyrne (l’actuelle Izmir) où il fut scolarisé chez les Mékhitaristes. C’est là qu’il s’initia au chant à l’église arménienne Saint Stepanos. Fin 1920, soit deux ans avant l’incendie de la ville par les forces kémalistes, il décide de partir pour l’Amérique. Un voyage facilité par sa grand-mère qui lui fournit l’argent nécessaire pour entreprendre la traversée en bateau. Seul à Chicago, Toros poursuivra ses études au conservatoire de musique de la ville, subvenant à ses besoins grâce à une bourse allouée par une association de dames patronnesses américaines. Soucieux de gagner son autonomie financière, il se consacre à la vente de tapis orientaux, et devient chantre à l’église arménienne de la ville. C’est toujours à Chicago au cours d’un bal arménien, qu’il fait la connaissance de Zabelle.

Le couple perd son premier enfant, la petite Janie, morte d’une pneumonie en 1932. Les parents de Dickran voulant s’éloigner de ces souvenirs douloureux, entreprennent un voyage en Roumanie où se trouve la famille de Toros, rescapée des massacres de Smyrne en 1922, alors que Zabelle est enceinte de Dickran. C’est à Tulcea qu’il naît tout comme son jeune frère Armen. La famille reste en Roumanie car c’est aux côtés des siens que son père Toros entend poursuivre sa vie. Mais lorsqu’en 1939 la guerre éclate, l’ambassade américaine à Bucarest prie ses ressortissants de rentrer au pays. En novembre la famille Kouymjian fait le chemin de retour. Le petit Dickran est alors âgé de cinq ans, parle le roumain et l’arménien couramment… bien mieux que l’anglais.

Une enfance américaine

Baigné dans les deux cultures, arménienne et américaine, Dickran est un adolescent curieux doublé d’un étudiant brillant. À l’âge de 18 ans il quitte le foyer familial pour étudier la chimie physique avant de bifurquer vers des études d’ingénieur. Inscrit à l’université de Wisconsin (Madison), il s’intéresse alors à l’histoire culturelle de l’Europe.

En janvier 1957, diplôme en poche, il fait son service militaire dans l'armée américaine comme officier de réserve à Washington D.C.  En 1958, Dickran part, à titre de journaliste pour la revue Down Beat Jazz Magazine, à Bruxelles où se tient l’exposition universelle. Puis, au lieu de rentrer en Amérique, il poursuit son périple jusqu’à Beyrouth où il retrouve une partie de la famille Kouyoumdjian de Roumanie. En mars 1959, il entreprend un long périple vers l’Inde pour l’agence « International Press Service ». Objectif : interviewer le Dalaï Lama, qui venait de quitter son Tibet natal occupé par l’armée chinoise pour venir se réfugier au nord de l’Inde près de la frontière. Tour à tour, il traverse la Syrie, la Turquie, l’Iran puis le Pakistan, enfin l’Inde. Il peut alors, après de nombreuses difficultés, s’entretenir avec le chef spirituel tibétain à Dharamsala donnant sur la chaîne de l’Himalaya. 

Globetrotteur universitaire

De retour à Beyrouth, Dickran poursuivra ses études à l’Université américaine. En 1961, il soutient son mémoire de maîtrise sur les conflits de l’Église arménienne dans les années 1950 entre Antélias et Etchmiadzine, sous la direction du père Karékine Sarkissian qui deviendra plus tard Catholicos de la Grande Maison de Cilicie puis de Tous les Arméniens. Une longue amitié naîtra de cette rencontre. Rentré à New York, il décide de poursuivre son doctorat à l’Université de Columbia où existait déjà un programme d’études arméniennes dirigé par Nina Garsoïan, sa directrice de thèse.

Parallèlement à sa thèse de doctorat, soutenue en 1969 sur la numismatique arménienne et celle des régions voisines des XIe-XIIIe s., il crée une agence littéraire, l'American Authors Inc.  C'est alors qu'il fait la connaissance d’un Arménien originaire de Samsun, qui lui révélera que sa grand-mère avait été déportée à Alep, selon le témoignage de sa mère.

Mais enseigner et suivre des séminaires ne lui suffisent plus. A cette époque, il habite dans le quartier de Greenwich Village et travaille le soir au restaurant arménien Harout’s tenu par son ami architecte Harutiun Dederian, avec lequel il est associé.

C’est dans ce restaurant où tous les soirs se tiennent des concerts de musique orientale et de jazz, que Dickran fait la connaissance  dans son restaurant d’Angèle Kapoïan, ravissante enseignante de français à la prestigieuses école de fille Chapin School, que fréquentent les rejetons de l’élite américaine de la côte est des États-Unis. Leur mariage se déroule au début de l’été 1967. « Mon témoin de mariage était l’avocat afro américain Bruce Mc Marion Wright, un ami du président sénégalais Léopold Sedar Senghor. C’était un avocat de célébrités du jazz tells Miles Davis, Art Blakey… une figure de Harlem poussé à porter sa candidature à la mairie de New York, il était aussi un grand poète et un grand amoureux de Paris ».  

Le jeune couple fait ses valises pour le Caire, là où Dickran a trouvé un poste à l’Université américaine comme directeur adjoint du programme des études arabes. Dickran, qui a signé son contrat un jour avant que n’éclate la Guerre des Six Jours, est empêché de gagner l’Égypte. Dans la foulée de leur mariage religieux à Paris, ils parcourent la Yougoslavie et la Turquie au volant d’une Volkswagen « Coccinelle » dans l’attente d’un visa pour l’Égypte où ils vivront jusqu'en 1971. De là, le couple déménage à Beyrouth où Dickran enseigne l’histoire de l’Arménie médiévale à l’Université américaine. C’est à cette époque qu’il comptera parmi ses élèves, le futur Catholicos de Cilicie, Aram Ier. Il prendra également la direction durant un an du département d’études arméniennes de l’Université Haïgazian. Mais la guerre civile libanaise qui éclate en 1975 aura raison d’un nouveau départ. Ce sera Paris cette fois où l’Université américaine lui confie un poste de professeur d’histoire de l’art islamique médiéval.

Il faudra attendre 1977 pour que Dickran entame la phase décisive de sa carrière universitaire. Invité à établir un programme régulier d'études arméniennes à l'Université d'État de Californie à Fresno ; il restera à ce poste pendant 32 ans.

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Dickran Kouymjian (à droite) avec Sergey Paradjanov © Collection privée Dickran Kouymjian

 

Un personnage hors du commun

S’il est un fil conducteur dans le parcours international de Dickran Kouymjian c’est cette passion jamais démentie pour les études arméniennes. Conscient de l’extrême fragilité du lien qui le sépare de son passé familial, ce fils de rescapés a enregistré sa mère au début des années 1980 dans le cadre d’un programme de recueil d’histoires orales pour l’Armenian Assembly of America financé par le gouvernement américain.

Passionné de littérature et de cinéma, il noue une profonde amitié avec William Saroyan, qu’il accompagnera durant ses derniers jours.

L’autre rencontre qui marquera son existence est celle qu’il fait avec le cinéaste Paradjanov en 1987 en Arménie soviétique. A cette époque, Dickran donne des cours de littérature américaine contemporaine à l’Université d’Erevan. Paradjanov, lui, vient tourner un film sur les trésors d’Etchmiadzine, à la demande du Catholicos Vazken Ier. Le projet échouera. Sergueï part immédiatement pour Tbilissi et offre l'hospitalité à Dickran durant quatre jours ». Plus tard ce dernier fait le voyage en Géorgie pour étudier des manuscrits. Il revoit Paradjanov qui lui offre un collage. «C’était un homme extrêmement généreux. Puis, ce n’est hélas qu’à l’hôpital Saint Louis de Paris avant sa mort que je l’ai revu à deux reprises. Mon portrait, il l’a fait à Etchmiadzine en quelques minutes avec un peu d’encre et un mouchoir». Se souvient-il

A l’image de son auteur, l’œuvre de Dickran Kouymjian est des plus éclectiques.

 Il a bien sûr, consacré plusieurs études à Paradjanov (À la recherche de Serguei Paradjanov (2007)) et plus de 30 articles sur Saroyan ainsi que trois livres : William Saroyan: An Armenian Trilogy (1986), Warsaw Visitor & Tales from the Vienna Streets, The Last Two Plays of William Saroyan (1991), Young Saroyan, Follow and other Early Writings (2009). Mais ses travaux scientifiques en arménologie ont surtout été consacrés à l'histoire médiévale et à l'histoire de l'art, notamment aux enluminures des manuscrits (The Arts of Armenia, Lisbonne, 1992), à la paléographie (Album of Armenian Paleography, 2002, avec Michael Stone et Henning Lehmann), et plus récemment en codicologie en participant durant ces cinq dernières années au projet de COMST (Comparative Oriental Manuscript Studies) de l'Université de Hambourg. Infatigable homme de sciences, il a été invité par la Staatsbibliothek de Berlin pour diriger en mars 2016 un «workshop » intensif d'une semaine sur les manuscrits arméniens.

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Volume de mélanges publié en hommage à Dickran Kouymjian à l'occasion de son départ à la retraite de l'Université de Fresno en 2008

 

Interrogé sur ceux qui l'avaient le plus marqué durant ce demi-siècle de carrière universitaire, l’homme répond sans détour : «Ce furent particulièrement Sirarpie Der Nersessian qui m'encouragea dès les années 70, ainsi que Haïg Berbérian, fondateur de la nouvelle Revue des études arméniennes, toujours prêt à me recevoir. C'est pour honorer sa mémoire que j'ai publié à sa mort un volume de Mélanges (Armenian Studies/Études arméniennes : In Memoriam Haïg Berbérian, Lisbonne, 1986).  Mais enseigner et conseiller des milliers d'étudiants aux États–Unis, en Europe, au Moyen Orient et en Arménie, c'est ce qui m’a procuré la plus grande joie et la plus profonde satisfaction » ajoute-t-il.

A 82 ans, et une vie bien chargée, Dickran n’a toujours pas trouvé le temps d’écrire ses mémoires.  D’autres s’en chargeront à sa place. Souvent en voyage, les plus chanceux peuvent toutefois le croiser faisant son training au Parc Montsouris en face de la cité universitaire internationale de Paris.

Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES 

Photo de couverture: Dickran Kouymjian en 1958 avec le Dalaï Lama © collection privée Dickran Kouymjian

Subtitle: 
L'homme aux cent vies
Story number: 
112
Author: 
Tigrane Yégavian
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