Un colloque historique

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Du 25 au 28 mars 2015, la capitale française aura été en l’espace de quatre jours le centre névralgique du monde arménien. Au terme de deux ans de préparation, le Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens (CSI) a réussi son pari en réunissant à Paris 63 chercheurs d’envergure internationale, toutes nationalités confondues (dont seulement un seul d’Arménie). Ce colloque historique et inauguré en grande pompe par la ministre française de l’Education Nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a été l’occasion notamment d’annoncer la création d’un comité spécial en charge de l’étude du génocide des Arméniens de façon plus approfondie.

Parmi les intervenants étaient présents, et ce pour la première fois, seize chercheurs originaires de Turquie. Outre les pionniers du rapprochement arméno turc, à l’instar de l’éditeur Ragıp Zarakolu, les chercheurs Taner Akçam, Büşra Ersanlı et Ayşe Gül Altınay étaient présents un certain nombre de figures peu ou mal connues en diaspora. C’est le cas de l’historien Sait Çetinoğlu de l’Université libre d’Ankara dont l’intervention portait sur l’Organisation spéciale ("Teskilat-i Mahsusa"), chargée de l’extermination lors de la déportation, des conversions forcées à l’Islam et de la spoliation calculée des biens (mobiliers et immobiliers).

Tandis que de son côté, son collègue Űmit Kurt de Université Sabancı s’est penché sur le thème des conversions forcées, Ayhan Aktar, de l’Université Bilgi, a abordé l’opposition des gouverneurs ottomans aux déportations et aux massacres d’Arméniens. Plus frappante encore sera la communication du jeune historien Mehmet Polatel (Université Koç) à propos de la spoliation des biens arméniens pendant le génocide. Pour sa part, Erdal Kaynar, historien rattaché à la Polonsky Academy de l’Institut Van Leer, s’est attardé sur la période de 1908 et l’accès des Jeunes-Turcs au pouvoir et la jeune historienne Hira Kaynar (EHESS, Paris) a fait part de ses travaux sur la mémoire du génocide chez les Arméniens de Turquie.

Autre sujet des plus sensibles avec les spoliations des biens arméniens, la question du lien entre massacre, conversion forcée et genre. Les travaux de l’anthropologue Ayşe Gül Altinay (Université Sabancı) nous éclaire à plus d’un titre. En évoquant le sort des quelques millions de descendants des Arméniens islamisés de Turquie dont le champ d’étude demeure en jachère, elle fait de la question du génocide un enjeu d’actualité. D'autre part, elle pose le débat difficile sur l’existence de cette composante « musulmane » de l’identité arménienne et son devenir. Prenant en compte que la majorité des convertis étaient des femmes et des enfants, l’anthropologue turque a rappelé que les Arméniens islamisés (selon elle au nombre de 200 000) n’ont pas été inclus dans les statistiques des victimes du génocide.

Parmi les nombreuses interventions des autres participants, celle de Khatchig Mouradian (Université Rutgers) aura marqué les esprits. L’historien arméno-libanais établi aux Etats-Unis a révélé une étude inédite de la deuxième phase du génocide, celle qui s’opère en 1916. Le chercheur indiqué comment la solidarité humanitaire dans les camps de déportés à Alep évolue progressivement en ce qu’il nomme une « résistance humanitaire », où les 10 000 membres de la communauté arménienne d’Alep, notamment les prêtres, se mobilisèrent pour secourir les déportés venus d’Anatolie. Des documents détaillés (listes de noms, de chiffres, de comptes rendus des réunions de comités de soutien, détail de chaque centime dépensé - y compris les pots de vins versés aux officiers turcs !) ont permis de garder une trace de chaque arménien dans les camps. Ce sera d’ailleurs l’étonnement des Jeunes-Turcs devant la survie des rescapés, due essentiellement à cette solidarité, qui poussera à la deuxième phase (finale) du génocide en 1916 avec la re-déportation des camps vers le désert de Deir-ez-Zor…

Quatre jours d’exposés et de discussions ont permis de faire le point sur l’avancée extraordinaire des recherches académiques sur le génocide de 1915. Pourtant, soulignent les intervenants, nombreux sont les documents inaccessibles aux chercheurs en Turquie (archives militaires, cadastre…) mais aussi en Allemagne, pays allié et considéré comme complice de l’Empire ottoman dans son entreprise d’extermination des groupes non-musulmans d’Anatolie (Arméniens, Assyro-chaldéens, Grecs). L’occasion aussi d’évoquer les lacunes dont souffrent encore l’historiographie du génocide des Arméniens à commencer par l’histoire sociale et internationale du génocide, le rôle des Arméniens dans l’économie ottomane du 19è siècle, l’autonomisation de la recherche par rapport à la politique en ce qui concerne la Turquie et l’Arménie en remettant en question le discours officiel négationniste. Ou encore la désacralisation de 1915, en allant au-delà des dichotomies dominant/dominé, bourreau/victime, vainqueur/vaincu, soumis/maitre. Autrement dit, prendre de la distance sur l’horreur absolue et surmonter le poids émotionnel du passé à travers la prise en compte des nouvelles perspectives qui s’offrent à la recherche.

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