Y aller ou ne pas y aller

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A l’aéroport d’Istanbul, les touristes tendent machinalement leur passeport au policier qui les scrute derrière sa vitre. Son coup de tampon est le sésame pour les plages ensoleillées du sud du pays. Mais dans la file d’attente, les descendants de survivants du génocide qui se rendent en Turquie pour la première fois n’ont pas fait le voyage tout seul: la peur s’est glissée dans leur sac-à-dos. Le spectre du gendarme ottoman se dresse derrière le représentant de l’Etat turc, avec son cortège d’atrocités.

Ces dernières années, la fin du tabou sur le génocide en Turquie a cependant rendu les voyages plus aisés. De plus en plus d’Arméniens de la diaspora prennent la décision de se rendre sur la terre de leurs ancêtres. En provenance d’Australie, de Suisse, des Etats-Unis ou de France, ils seront encore plus nombreux à franchir le pas à l’occasion du 24 avril. Avec le centenaire, le besoin de revenir se fait impérieux. Cette présence sur les terres du crime comporte une dimension politique. Il s’agit d’un acte physique qui met en échec le négationnisme, il se suffit à lui-même, pas besoin de lui adjoindre un discours.

Aller en Turquie, c’est une façon pour les descendants de se rapprocher de ceux qui y ont été tués il y a cent ans, bien sûr, mais c’est aussi faire en sens inverse le trajet effectué par leurs parents ou grands-parents. Etrange formulation d’ailleurs que ce «retour». Elle sous-entend qu’ils s’y seraient déjà rendus. Est-ce parce qu’ils ne font pas ce voyage tout seul mais emmènent avec eux, en pensée et dans leur cœur, ceux qui en ont été chassés ? Il s’agirait d’un retour par procuration en quelque sorte.

La mention «Sans retour possible» souvent écrite sur les passeports avait condamné les survivants à un exil irréversible. A la douleur d’avoir vu ses proches massacrés, s’est ajoutée celle de mourir loin de la terre ancestrale. Le souvenir choisi par une Arménienne de la diaspora française en visite à Diyarbakir, d’où était originaire sa grand-mère, est révélateur. Elle a glissé dans sa valise un petit sac de terre pour la répandre sur sa tombe, l’aider à reposer en paix.

Au cours de leur séjour, ces «revenants» déambulent le long du Bosphore, vont contempler la splendeur perdue de la cité d’Ani et le bijou de l’église Akhtamar, posé sur les eaux turquoise du lac de Van. Ils s’éparpillent ensuite vers Sivas, Adana ou Sassoun, en quête de leurs origines. Ils apportent avec eux des récits macabres, le souvenir de silences, des larmes muettes d’un vieil homme ou des regards noyés dans la souffrance. Ceux qui étaient nés sur ces terres ont souvent préféré transmettre l’avant que raconter l’indicible. Ce paradis perdu peut avoir le croustillant des beureks, l’éclat de la grenade, le bruit du marteau du forgeron, les sons de mélodies arméniennes… Le pays imaginaire vient se confronter à un pays bien réel, et aux marques, encore si visibles, du génocide. Les ruines d’églises, les noms des villages turquifiés, les maisons parfois retrouvées et habitées, montrent la disparition.

D’ailleurs, la peine est encore trop palpable pour beaucoup d’Arméniens. Le négationnisme l’empêche de s’apaiser. Se rendre dans un pays qui a non seulement exterminé son peuple et qui en plus s’acharne à le nier est tout simplement inconcevable. Comme l’avait dit le réalisateur français Henri Verneuil, de son vrai nom Achod Malakian, «j’aurais trop peur, en foulant ma terre, d’entendre craquer les os».

Mais ceux qui ont déjà effectué ce pèlerinage décrivent souvent comment des rencontres bienveillantes rendent moins obsédante la vision du Turc, éternel bourreau. Elles rendent les représentations plus complexes. Leur voyage raconte aussi une histoire à ceux qui vivent aujourd’hui en Turquie. Elle les aide à lever le voile sur le passé. Ces Arméniens qui reviennent disent tous, ou presque, l’étrange familiarité des visages inconnus, des odeurs, de la chaleur des plateaux anatoliens l’été ou la douceur du vent nocturne à Mardin… L’émotion de retrouver une maison, une tombe, une inscription sur une pierre, le constant si évident de se sentir un peu chez soi, l’apaisement de savoir, enfin, d’où l’on vient. Pour ces générations déracinées la réappropriation de leur identité passe aujourd’hui par la Turquie. «C’est le voyage de ma vie», résume Donnie, qui a fait souche dans le Connecticut et qui a retrouvé, il y a cinq ans, les ruines de l’église dans laquelle son grand-père s’était marié au début du XXe siècle, à Khorkhon, près de Sivas.

Journalistes, spécialistes de la Turquie et du Moyen-Orient, anciens correspondants à Istanbul (2004-2014) pour de nombreux médias francophones, Laure Marchand et Guillaume Perrier sont notamment auteurs de « La Turquie et le Fantôme arménien », paru en 2013 aux éditions Solin-Actes Sud.

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par Guillaume Perrier et Laure Marchand
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Guillaume Perrier et Laure Marchand