Quand on a surmonté la barrière de l'hostilité vient le temps de l’empathie. Le temps du partage des douleurs. L'immense travail de Hrant Dink a permis de franchir cette étape chez un grand nombre de Turcs. En 2007, ils furent deux cent mille à scander lors des funérailles de Hrant: «Nous sommes tous Arméniens, nous sommes tous Hrant Dink !». L'empathie est également la couleur de la première pétition d'intellectuels turcs dite «de la demande de pardon» lancée en 2008 par Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran: «je partage les sentiments et la douleur de mes frères et sœurs arméniens et je leur demande pardon». Cette étape cruciale qui contourne les interdictions et les tabous de la société turque n'en reste pas moins très frileuse sur l'utilisation du «mot en G ». Elle permet néanmoins le rapprochement, l'écoute et amorce le dialogue. Le voyage d'Hasan Cemal a Yerevan en 2012 est caractéristique de cette étape. Il est marqué par une volonté de paix, de réconciliation et d'empathie, mais le mot tabou est esquivé. Toute une série d'invitation d'Hasan Cemal, aux quatre coins du monde dans les communautés arméniennes en découleront.
Et c'est là, un soir, dans la solitude de sa chambre d'hôtel de Los Angeles, préparant son speech du lendemain qu'Hasan s'interroge : «Tu penses que c'est un génocide, alors pourquoi n'arrives-tu pas le dire ?» Ce fut pour lui le moment de vérité, celui où il déchira le tabou.
L'expérience d'Hasan Cemal, son honnêteté intellectuelle montrent bien la violence personnel qu'inflige ce passage. Il est à la fois douloureux et libérateur pour l'individu.
Nous entrons alors dans la quatrième phase. «Oui c'est bien un génocide, la Turquie doit y faire face ». Il faut d'ors et déjà envisager un schéma de réparation et la sortie de cette question empoisonnante. «La pétition du rêve commun », initiée en 2014 par Michel Marian, d'Ahmet Insel et moi-même se place dans cet esprit. Le génocide des Arméniens est un des grands problèmes auquel doit faire face, l'État turc, dans sa route vers le développement et la démocratie. Mais il est moins concret, son ressort est d'ordre plus psychologique et identitaire que d'autres. C'est le temps de la mise en périphérie. La Turquie doit résoudre toute une série de question, comme l'état de droit, les Kurdes, la place de la religion et parmi eux se trouve la question arménienne dont la seule urgence réside dans la pression exercé par la date commémorative. Dans quel ordre adresser ces dossiers pour que la Turquie reprenne sa route vers un épanouissement libérateur ? Tel est le casse-tête de la société civile turque.
Ainsi s'amorce la cinquième étape, qui fait passer la sortie du négationnisme d'un statut de problème périphérique à celui de problème central. Comment se fait-il que cette question d'une autre époque soit toujours aussi vive ? Est-elle le nœud gordien qui empêche l'État de se reformer ? Comment venir à bout de la logique de l'armée qui reste centrale même si depuis l'arrivée de l'AKP au pouvoir, elle ne tire plus toutes les ficelles. Le négationnisme érode la crédibilité de l'Etat. Comment faire confiance à une institution qui s’arque-boute sur des positions ouvertement de mauvaise foi, à la limite du ridicule. De plus en plus d'historiens et de militants de gauche en Turquie arrivent à cette conclusion. Chacun à son rythme. La fin du négationnisme d'Etat marquera le passage à un véritable Etat de droit, une relation apaisée avec les minorités et les voisins. L'action la plus spectaculaire dans ce sens est la prise de position du parti kurde qui appelle à une reconnaissance sans condition de Génocide, à la tribune même du parlement turc. Que ce parti qui a tant de problèmes concrets, s'implique aussi fortement sur un sujet d'apparence symbolique, illustre bien l'importance capitale qu'il accorde à la sortie du négationnisme pour l'évolution du pays.
Ces cinq étapes que franchit un individu face à cette question sont-elles transposables à une société entière ?
Peut-être. Mais dans le monde politique, nous ne sommes pas à l'abri de retour en arrière. D'autant plus que la société turque est encore majoritairement aux deux premiers stades de l'ignorance ou de l'inimitié. Recep Tayyip Erdogan a offert ainsi un spectaculaire retour en arrière de la troisième à la première étape en présentant ses condoléances aux arméniens en 2014 avant de les traiter d'ennemis et de saboteurs de la célébration de Gallipoli en 2015. Mais ces voltes face auxquelles sont habituées les organisations politiques, sont beaucoup plus difficiles à faire pour un individu. Une prise de conscience personnelle ne s'efface pas comme ça. Pour sortir du négationnisme, il faut étudier non seulement son processus et sa mécanique mais également les souffrances qu'il inflige aux individus et aux sociétés qui lui sont soumis.
Si les Arméniens ont été les victimes de 1915, tous les peuples de Turquie sont les victimes, jusqu'à aujourd'hui, du négationnisme d'État qui en a résulté.
Les «cinq étapes de sortie du négationnisme» sont une modeste proposition d'outil pour cette réflexion. Cette étude ne fait que commencer mais elle me semble capitale.