Cinq étapes pour sortir du négationnisme

Par Gorune Aprikian

Comment un individu peut-il sortir de la culture négationniste dans laquelle il a été élevé ? Par quelles étapes passe-t-il ? L'expérience personnelle que nous livre Pinar Selek dans son livre «Parce qu'ils sont Arméniens», ainsi que celle d'Hasan Cemal,  petit-fils d'un des dirigeant Jeune-Turc, dans « 1915, Le génocide arménien » offrent des similitudes que je vais me hâter de généraliser.

Cette année nous commémorons le centième anniversaire du génocide des Arméniens de 1915. 100 ans! Pour quelle raison mystérieuse, ce génocide vieux d'un siècle est-il toujours d'actualité ?

Interpelle-t-il toujours des Présidents, des parlements, des partis politiques ? Peut-être parce que le génocide proprement dit, celui qui a commencé le 24 avril 1915 ne s'est pas achevé avec la défaite militaire turque de la Première Guerre Mondiale mais qu'il perdure toujours, sous une forme différente, celle du négationnisme d'Etat. Il manque un mot, plus vaste que génocide, et qui engloberait le travail macabre du sabre et de la plume, la comète du génocide et de sa trainée négationniste.

Le livre de Pinar Selek est captivant à plus d'un titre. Cette femme engagée y décrit avec une grande honnêteté son expérience personnelle sur la question arménienne, à travers ses souvenirs et ses rencontres. Elle témoigne de l'empreinte laissée par l'enseignement nationaliste, de la rencontre avec des camarades de classes arméniens craintifs et silencieux, de son militantisme dans des mouvements d’extrême gauche qui avaient intégré le déni. Mais c'est l'extrême sincérité de son introspection qui donne à son récit sa grande force en montrant quelles étapes sa pensée a dû franchir pour surmonter les préjugés inculqués. Ces étapes se retrouvent dans d'autres itinéraires et écris, aussi chez bien chez les intellectuels qui ont lancé la demande de pardon, que chez Hasan Cemal.

Elles sont, pour moi, au nombre de cinq : prendre conscience du conflit, surmonter son hostilité, développer l’empathie, faire le problème sien et enfin comprendre la place centrale qu'il occupe dans son mal être.

En premier lieu, pour être négationniste, faut-il avoir quelque chose à nier ? On ne mesure pas assez l'étendue de l'ignorance enveloppant la société turque des années 70. Pour certaines personnes, parce qu'elles étaient éduquées ou qu'elles côtoyaient des Arméniens ou vivaient proche des traces arméniennes, l'existence de ces «autres» était connue, mais une grande partie de la Turquie ignorait l'existence même d'un problème. Pour Hasan Cemal comme pour nombre de membre de l'intelligentsia turque, l'irruption du terrorisme arménien des années 70-80 fut le révélateur d'un problème insoupçonné. En cela l'action militante arménienne de cette époque a porté ses fruits puisqu'elle a remis la question sur la table. Chacun en son âme et conscience pouvait y répondre. Mais en l'absence d'outils, de livres, dans le contexte du coup d'Etat militaire de 1980, la réponse générale fût logiquement hostile. Même les organisations d'extrêmes gauches de l'époque intégraient le discours négationniste. Cette action arménienne qu'elle soit pacifique ou violente qui ne se faisait que par l'extérieur, a atteint rapidement sa limite. Elle renvoyait les nations dos à dos et a eu pour conséquence immédiate, la mise en place d'un négationnisme d'Etat structuré. «Oui les arméniens ont existé, mais ils étaient des ennemis, des gens dangereux ayant commis des exactions et qu'il a fallu neutraliser». L'«Autre» existe enfin mais c'est un ennemi.

La seconde étape de sortie du négationnisme consiste à remettre en question ce statut d'ennemi, cette vision hostile de l'autre. C'est d'abord une lutte contre les stéréotypes inculqués. Pinar Selek raconte qu'elle trouvait ses camarades de classes arméniens très craintifs car ils avaient peur de faire de l'auto-stop comme elle.

Pourquoi avez-vous peur leur demanda-t-elle? « Parce qu'on est Arméniens !» fut la réponse.

Il faut l'évolution d'une adolescente devenu femme pour regarder en arrière et comprendre l'étendue de la répression et de la violence derrière cette timidité. Ces préjugés et ces stéréotypes sont inhérents à l'hostilité envers les ennemis. «Arménien» était une insulte et l'Arménien un ennemi, peureux et lâche. Sortir du négationnisme implique de sortir de l'inimitié. Comprendre que l’autre n'est pas une menace.

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Quand on a surmonté la barrière de l'hostilité vient le temps de l’empathie. Le temps du partage des douleurs. L'immense travail de Hrant Dink a permis de franchir cette étape chez un grand nombre de Turcs. En 2007, ils furent deux cent mille à scander lors des funérailles de Hrant: «Nous sommes tous Arméniens, nous sommes tous Hrant Dink !». L'empathie est également la couleur de la première pétition d'intellectuels turcs dite «de la demande de pardon» lancée en 2008 par Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran: «je partage les sentiments et la douleur de mes frères et sœurs arméniens et je leur demande pardon». Cette étape cruciale qui contourne les interdictions et les tabous de la société turque n'en reste pas moins très frileuse sur l'utilisation du «mot en G ». Elle permet néanmoins le rapprochement, l'écoute et amorce le dialogue. Le voyage d'Hasan Cemal a Yerevan en 2012 est caractéristique de cette étape. Il est marqué par une volonté de paix, de réconciliation et d'empathie, mais le mot tabou est esquivé. Toute une série d'invitation d'Hasan Cemal, aux quatre coins du monde dans les communautés arméniennes en découleront.

Et c'est là, un soir, dans la solitude de sa chambre d'hôtel de Los Angeles, préparant son speech du lendemain qu'Hasan s'interroge : «Tu penses que c'est un génocide, alors pourquoi n'arrives-tu pas le dire ?»  Ce fut pour lui le moment de vérité, celui où il déchira le tabou.

L'expérience d'Hasan Cemal, son honnêteté intellectuelle montrent bien la violence personnel qu'inflige ce passage. Il est à la fois douloureux et libérateur pour l'individu.

Nous entrons alors dans la quatrième phase. «Oui c'est bien un génocide, la Turquie doit y faire face ». Il faut d'ors et déjà envisager un schéma de réparation et la sortie de cette question empoisonnante. «La pétition du rêve commun », initiée en 2014 par Michel Marian, d'Ahmet Insel et moi-même se place dans cet esprit. Le génocide des Arméniens est un des grands problèmes auquel doit faire face, l'État turc, dans sa route vers le développement et la démocratie. Mais il est moins concret, son ressort est d'ordre plus psychologique et identitaire que d'autres. C'est le temps de la mise en périphérie. La Turquie doit résoudre toute une série de question, comme l'état de droit, les Kurdes, la place de la religion et  parmi eux se trouve la question arménienne dont la seule urgence réside dans la pression exercé par la date commémorative. Dans quel ordre adresser ces dossiers pour que la Turquie reprenne sa route vers un épanouissement libérateur ? Tel est le casse-tête de la société civile turque.

Ainsi s'amorce la cinquième étape, qui fait passer la sortie du négationnisme d'un statut de problème périphérique à celui de problème central. Comment se fait-il que cette question d'une autre époque soit toujours aussi vive ? Est-elle le nœud gordien qui empêche l'État de se reformer ? Comment venir à bout de la logique de l'armée qui reste centrale même si depuis l'arrivée de l'AKP au pouvoir, elle ne tire plus toutes les ficelles. Le négationnisme érode la crédibilité de l'Etat. Comment faire confiance à une institution qui s’arque-boute sur des positions ouvertement de mauvaise foi, à la limite du ridicule. De plus en plus d'historiens et de militants de gauche en Turquie arrivent à cette conclusion. Chacun à son rythme. La fin du négationnisme d'Etat marquera le passage à un véritable Etat de droit, une relation apaisée avec les minorités et les voisins. L'action la plus spectaculaire dans ce sens est la prise de position du parti kurde qui appelle à une reconnaissance sans condition de Génocide, à la tribune même du  parlement turc. Que ce parti qui a tant de problèmes concrets, s'implique aussi fortement sur un sujet d'apparence symbolique, illustre bien l'importance capitale qu'il accorde à la sortie du négationnisme pour l'évolution du pays.

Ces cinq étapes que franchit un individu face à cette question sont-elles transposables à une société entière ?

Peut-être. Mais dans le monde politique, nous ne sommes pas à l'abri de retour en arrière. D'autant plus que la société turque est encore majoritairement aux deux premiers stades de l'ignorance ou de l'inimitié. Recep Tayyip Erdogan a offert ainsi un spectaculaire retour en arrière de la troisième à la première étape en présentant ses condoléances aux arméniens en 2014 avant de les traiter d'ennemis et de saboteurs de la célébration de Gallipoli en 2015. Mais ces voltes face auxquelles sont habituées les organisations politiques, sont beaucoup plus difficiles à faire pour un individu. Une prise de conscience personnelle ne s'efface pas comme ça. Pour sortir du négationnisme, il faut étudier non seulement son processus et sa mécanique mais également les souffrances qu'il inflige aux individus et aux sociétés qui lui sont soumis.

Si les Arméniens ont été les victimes de 1915, tous les peuples de Turquie sont les victimes, jusqu'à aujourd'hui, du négationnisme d'État qui en a résulté.

Les «cinq étapes de sortie du négationnisme» sont une modeste proposition d'outil pour cette réflexion. Cette étude ne fait que commencer mais elle me semble capitale.

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