BD douces-amères Varto & Le fantôme arménien
Par Jilda Hacikoglu
La bande-dessinée, 9ème art, arrive souvent comme le petit dernier des arts classiquement reconnus. Au pays d’Astérix, les Arméniens ont surtout commencé à être visibles en BD avec Mémé d’Arménie de Farid Boudjelllal paru en 2002, puis le Medz Yeghern de l’Italien Paolo Cossi, paru en 2007 en Italie, avant une traduction française en 2009. Depuis, d’autres ouvrages sont sortis autour des Arméniens, et dans un avril 2015 lourd d’émotions, deux nouveaux opus paraissent pour proposer un éclairage singulier sur le centenaire.
Varto du producteur Gorune Aprikian et du peintre Stéphane Torossian, est un récit qui évoque le destin de deux enfants dans l’Anatolie ottomane de mai 1915. Le fantôme arménien relate de son côté l’histoire vraie du premier voyage en Turquie d’un Arménien de Marseille avec son épouse, en forme de reportage, fruit du travail des journalistes Guillaume Perrier et Laure Marchand avec l’illustrateur Thomas Azuélos.
Deux œuvres à la fois distinctes et profondément liées, non par l’histoire connue de tous, mais plutôt par l’intimité de leur approche, avec le trouble palpable qui va avec. Les deux montrent une perpétuelle cohabitation des temps (passé et présent), autour de révélations qui adviennent aujourd’hui encore, et de plus en plus souvent.
Le style des illustrations, leurs angles de vue, traits ou couleurs, mais aussi leur séquençage, sont rythmés et conçus pour façonner une ambiance qui happe le lecteur-regardeur. Comme au cinéma, c’est la force de la BD. Dans Varto comme dans Le fantôme arménien, cette force, en noir et blanc pour le premier, en couleur dans le second, est au service d’un propos spécialement poignant et parlant.
On demande souvent aux Arméniens, au mieux en toute naïveté, au pire par provocation volontaire, à quoi bon revendiquer une reconnaissance pour une histoire si ancienne ? Car, après tout, l’histoire est constamment réécrite par les vainqueurs. Sans dévoiler le nœud de ces deux nouveaux titres, on peut dire que leur lecture apporte une réponse évidente, flagrante malgré toute la pudeur qui transpire des deux récits.
Comme le long parcours cauchemardesque des déportés, commencé dans une brutale stupeur, et cheminé à travers toujours davantage d’incroyables atrocités, ces planches déroulent l’incompréhension première des protagonistes, jusqu’à leur fuite impossible du pire car il advient vraiment. C’était vrai en 1915, mais cela l’est encore aujourd’hui.
La mutilation infligée il y a 100 ans n’est tout bonnement pas finie. Elle se poursuit en diaspora et sur les terres de Turquie, et tous réalisent les répercussions dans leur propre vie, de ce crime 100 ans nié. Des répercussions au quotidien, inconcevables et pourtant bien réelles, puisque les langues se délient sur leur propre histoire.
Ce cheminement dans la découverte de ce qu’on ne voudrait jamais savoir, est évident dans Varto qui suit le périple de deux enfants de 1915 jusqu’à nos jours. Mais quand Varouj de Marseille découvre Le fantôme arménien, il n’est pas moins stupéfait des sensations, de ses rencontres et de tout un ensemble inexplicable, insoupçonné, qu’il peine à démêler durant son voyage dans la Turquie de 2014, jusqu’à Diyarbakir et les terres du Dersim. Le malaise à parler turc ou à communiquer via un traducteur en est l’illustration la plus simple, présente dans les deux histoires. Cette langue honnie car elle est celle du bourreau, et qui devient pourtant la seule dans laquelle communiquer avec les plus chers de ses parents, ou les victimes laissées derrière… Comment blâmer ceux qui parlent le turc parce qu’on leur a interdit d’être Arménien, quand ici la langue arménienne se délite et est délaissée sans raison ?
On le sait, entre les Etats la realpolitik n’a pas de morale. Entre individus qui se font face et se parlent, les certitudes se troublent. Voilà sans doute pourquoi ces deux BD apparaissent comme une invitation à se confronter, presque de façon psychanalytique. Démarche pas toujours évidente ni souhaitée - car remuer les profondeurs de son âme n’est jamais sans conséquence - mais qui ne peut se faire que volontairement. C’est à ce prix qu’on est arrivé à une Turquie où les foules affichent ouvertement « je suis Hrant » dans les rues, ou bien manifestent un 24 avril 2015 près de la place Taksim. Une piste parmi d’autres sans doute, qu’explorent ces deux BD, chacune à sa manière. La piste un peu étrange, des liens que l’on est bien forcé de constater entre tous les mutilés de leur identité, quel que soit leur bord.