Entretien avec Philippe Kalfayan

À l’occasion de la journée internationale des Droits de l’Homme, Philippe Kalfayan, juriste français éminent et ancien secrétaire général de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme de 2001 à 2007, dresse pour 100 LIVES un bilan nuancé sur les commémorations du centenaire du génocide arménien ainsi que sur l'actualité de la prévention des crimes contre l’humanité.
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Stèle commémorative du génocide cambodgien (D.R.)

 

100 LIVES : Comment expliquez-vous ces nuances que l'on observe dans le traitement médiatique des différents génocides perpétrés au cours du XXe siècle ? L'exemple du Cambodge est intéressant car il s'agit d'un génocide que l'on a quasiment oublié, ce qui n'est pas le cas du Rwanda dont on a commémoré l'an passé le vingtième anniversaire.

 

Philippe Kalfayan : Seuls deux crimes de masse ont été reconnus comme génocides par les tribunaux pénaux internationaux : le génocide des Tutsis (Rwanda) et les massacres de Srebrenica (Bosnie-Herzégovine). 

Je n’observe pas de nuances particulières dans le traitement médiatique des différents génocides, même s’il faut admettre que le cas du Cambodge semble bien éloigné dans tous les sens du terme. Je rappelle toutefois qu’il me semble prématuré de parler de génocide en ce qui le concerne. Puisque vous employez le terme de génocide, posons-nous la question : quels sont les génocides reconnus et qualifiés comme tels de facto et de jure ?

Les crimes de masse qui ont été commis au Cambodge, par le régime Khmer rouge, font actuellement l’objet de procès des principaux responsables encore vivants par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens mises en place pour juger ces crimes et leurs auteurs ou organisateurs. Les massacres de Cambodgiens pour leur origine socio-économique ou pour leur opinion politique ont peu de chance d’être qualifiés de crime de génocide car ce motif n’est pas inscrit dans la définition conventionnelle de 1948 (seule l’élimination en tout ou partie des groupes de populations en raison de leurs caractéristiques nationales, raciales, ethniques, ou religieuses, est inscrite dans cette définition). C’est pourquoi, seule l’extermination de la minorité vietnamienne par le régime khmer sera vraisemblablement qualifiée de crime de génocide.

Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’un crime est systématiquement rappelé dans les média à l’évocation des autres atrocités : il s’agit de l’Holocauste juif (qui signe fort, n’a jamais été qualifié juridiquement de génocide).

Des réfugiés irakiens de confession yézidie reçoivent de l'aide dans un camp de la Croix Rouge (D.R.)

 

100 LIVES : Quels sont les mécanismes actuels de prévention des crimes de masse actuellement en vigueur en droit international ?

 

PK: La prévention du crime de génocide est une norme de droit impératif (jus cogens) au même titre que la répression, et est applicable à tous les Etats, même s’ils n’ont pas signé la Convention de 1948, pour la prévention et la répression du crime de génocide ; c’est ce que nous appelons des règles erga omnes.

Toute violation de ces normes impératives engage la responsabilité internationale de l’Etat pour des faits internationalement illicites. Si les violations sont avérées et documentées dans le cadre d’une procédure conventionnelle ou judiciaire, tout Etat, même s’il n’est pas directement impliqué ou affecté par le génocide, peut engager la responsabilité internationale de l’Etat fautif devant la Cour internationale de justice.

 

100 LIVES : Est-ce que les termes de « génocide » ou "de crime contre l'humanité" " conviennent pour qualifier les exactions commises contre la population yézidie du massif du Sinjar en 2014 ?

 

PK: Pour répondre à cette question il est nécessaire de suivre un certain formalisme : constituer une mission d’enquête internationale pour collecter preuves et témoignages, et tous autres éléments qui permettraient de constituer la base d’une incrimination. Ensuite, une instruction devrait être ouverte par le Procureur d’une juridiction nationale ou bien par celui de la Cour pénale internationale. Seul un juge peut ensuite qualifier le crime.

 

100 LIVES: Comment la diplomatie arménienne participe à la défense des minorités opprimées du Moyen Orient au niveau multilatéral ainsi qu’à la prévention des crimes de masse ?

 

PK: Dans le contexte du drame que vivent les Yézidis d’Irak mais aussi les Chrétiens d’Orient, la diplomatie arménienne a fait entendre sa voix. Elle a mené parallèlement une diplomatie que j’ai qualifié « de prestige », car n’apportant rien de déterminant à la question du génocide arménien et de ses réparations, où il y a tant à faire. A la faveur de l’année du centenaire, l’Etat arménien, précisément sa diplomatie, ont fourni des efforts remarquables et remarqués pour faire adopter par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies une résolution visant à renforcer la prévention du crime de génocide. L’adoption a eu lieu le 23 mars 2015 sans vote et à l’unanimité après une rude bataille politique entre les Occidentaux et des pays tiers, tels Cuba, la Russie, le Pakistan qui ont refusé le texte initial qui ajoutait un concept faisant polémique, celui de la Responsabilité de protéger (RTP), car interprétée comme une disposition ouvrant la voie à un droit d’intervention automatique en cas de violation de cette obligation de prévention. Cette résolution du Conseil des droits de l’homme n’a pas ultérieurement été présentée en Assemblée générale. Ce texte est donc non contraignant et encore moins normatif. En revanche, l’apport fondamental de ce texte réside ailleurs : il note dans l’un des items du préambule que le négationnisme officiel et les tentatives de justification du crime de génocide sont des obstacles à la lutte contre l’impunité, à la réconciliation et aux efforts de prévention des génocides.

 

La délégation arménienne au Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies proposant une résolution visant à renforcer la prévention des génocides (D.R)

 

100 LIVES :Que retenir du centenaire du génocide des Arméniens ?

 

PK: En 2015, le génocide arménien (réalité historique et politique reconnue et indéniable, mais sans qualification juridique) a fait l’objet d’une couverture médiatique honorable. Concernant l’organisation des événements en Arménie, nous avons eu quatre chefs d’État, dont deux membres du conseil de sécurité des Nations Unies qui ont assisté sur place aux cérémonies du 24 avril. Ce n’est pas rien, mais pour un événement de cette nature qui touche l’ensemble de l’humanité, à l’heure où d’autres atrocités de masse sont commises, le constat est décevant et en dit long sur le décalage entre les déclarations d’intention des Etats et le peu d’empressement et de sensibilité sur la question des impunités. Le génocide des Arméniens a concerné bien plus de pays que ceux représentés par ces chefs d’État présents à Erevan, ne serait-ce que la Grande Bretagne, qui a, rappelons-le, signé cette fameuse déclaration politique du 24 mai 1915 avec la France et la Russie et avait détenu 120 responsables Jeunes Turcs du génocide dans ses prisons de Malte, après la Première guerre mondiale. Mais aussi des États-Unis, qui au terme de la Première Guerre mondiale, ont joué un rôle important dans l’élaboration du traité de Sèvres mais aussi leur président Wilson qui s’est investi personnellement dans les arbitrages éponymes.

 

                                                                                                         Propos recueillis par Tigrane Yégavian

Photo de couverture © Natasha Boughourlian

 

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"l'Arménie a mené une diplomatie de prestige"
Author: 
Tigrane Yégavian