Un centenaire en images
Elles sont peu nombreuses les images de 1915, les scènes prises sur le vif, qui racontent les déportations et les massacres des Arméniens et des Assyro-chaldéens de l'Empire ottoman. Rares sont les photographies d'époque qui montrent les convois menés à l'abattoir, les pendaisons collectives dans les villes d'Anatolie, les corps flottant sur l'Euphrate ou enfouis dans des charniers, au point que l'on se souvient quasiment de chacune d'elles. On connaît les clichés pris clandestinement à Alep, Ras-Al-Aïn, Raqqa ou Deir-ez-Zor, par le photographe allemand Armin Wegner, rares témoignages aussi détaillés de l'horreur. Mais l'image, qui était encore en 1915 un moyen de communication balbutiant, est souvent absente des récits du génocide des Arméniens. Trente ans plus tard, au contraire, les Alliés et notamment le général américain Eisenhower, prendront soin de réunir les preuves par l'image, traces immédiates de l'extermination des Juifs et des camps de la mort. Filmer le réel pour l'inscrire dans l'histoire.
Comment combler ce vide un siècle plus tard ? Reconstruire une image en reconstituant les descriptions des témoins de l'époque. C'est en partie ce qu'a fait Fatih Akin, le réalisateur allemand d'origine turque. Dans son dernier film, «The Cut», il reproduit grâce à ses acteurs quelques-unes de ces scènes racontées par les rescapés. Le photographe Antoine Agoudjian s'acharne lui, depuis plus de vingt ans, à immortaliser une disparition. Obsédé par sa quête de l'image juste, celle qui brise le silence et ravive la mémoire, il parcourt les terres du crime et traque la présence arménienne. En noir et blanc. Un travail d'«archéologue» selon ce petit-fils de rescapés. Mais en 2011 le photographe expose à Istanbul, grâce au mécène Osman Kavala, et se rend compte qu'il reste, en Turquie, des hommes, des femmes, des traditions et des rites arméniens bien vivants. Il a accompagné le réveil, ces dernières années, des Arméniens de Turquie, et en a tiré quelques-unes de ses plus belles images, en couleurs cette fois. Une manière de marquer cette prise de conscience: 1915 est bien un sujet du présent. La rétrospective de son travail sort, pour le centième anniversaire, dans un livre monument publié chez Flammarion: «Le Cri du Silence».
Dans notre essai «La Turquie et le Fantôme arménien», paru en 2013 (Solin-Actes Sud) et dont la version en anglais sort en mars (Mc Gill-Queen's Univ. Press), nous avions souhaité rendre visible ce qui, pour beaucoup, restait invisible. Rompre le silence en racontant avec des mots les histoires et les secrets qui étaient venus à nous au cours de nos années d'exploration de la Turquie. Les longs reportages et les entretiens, les voyages que nous avons réalisés à travers l'Anatolie sur les traces du génocide, nous avaient laissé une légère frustration. Manquait l'image. L'unique photographie que nous avions retenue, pour la page de couverture, était celle d'une vieille dame en voile blanc, probablement une convertie, qu'Antoine Agoudjian avait prise devant l'église d'Ergen, dans le Dersim, au cours d'un de nos voyages. Il fallait pourtant donner corps à ces visages, ces pierres, ces maisons, ces vallons qui susurrent des histoires arméniennes. Raconter en image ce fantôme qui rôde et hante la Turquie aujourd'hui. Cette quête nous a inspiré deux projets, que nous présentons en 2015.
Le premier sortira, sous la forme d'un «roman graphique», d'une «bande dessinée documentaire», à paraître chez Futuropolis le 2 avril 2015. Cette BD-reportage est le fruit d'une collaboration avec le dessinateur Thomas Azuélos, qui avait travaillé avec Serge Avédikian sur le court métrage «Chienne d'Histoire». Le second projet est un film documentaire qui sera diffusé sur Public Sénat le 18 avril, puis sur France 3, et a été réalisé par Gilles Cayatte. L'un comme l'autre racontent le «retour» de Christian Varoujan Artin, responsable d'ARAM (Association Recherche Archivage Mémoire) qui, comme beaucoup d'Arméniens de la diaspora refusait obstinément de mettre un pied en Turquie, «par peur d'entendre craquer les os». Mais il a voulu en avoir le cœur net. Et pour la première fois, en avril 2014, il a surmonté la peur. De Marseille à Diyarbakir, où il a exposé les portraits de 99 rescapés, puis dans le Dersim et à Sivas, jusqu'au village d'origine de son grand-père, il s'est plongé dans ce pays qui aurait pu être le sien. Ce voyage en «Arménie historique» est parsemé de rencontres, de découvertes, de surprises, de larmes. C'est un «saut dans le réel» dira Varoujan. Un voyage que feront plusieurs milliers d'Arméniens en cette année du centenaire.
Journalistes, spécialistes de la Turquie et du Moyen-Orient, anciens correspondants à Istanbul (2004-2014) pour de nombreux médias francophones, Laure Marchand et Guillaume Perrier sont notamment auteurs de « La Turquie et le Fantôme arménien », paru en 2013 aux éditions Solin-Actes Sud.