Arshile Gorky ou comment tracer la douleur

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"La substance de la pensée est la semence de l'artiste. Les rêves forment les poils de la brosse de l'artiste. Pendant que l'œil fonctionne comme sentinelle du cerveau, je communique à travers mes perceptions les plus intimes, à travers l'art, telle est ma vision du monde."

Arshile Gorky

 

Sa vie

André Breton, père du surréalisme, a déclaré :

"Gorky a été l'un des peintres américains les plus importants du genre."

Et il le lui dit tout de go lorsqu'il vit Le foie est la tête du coq, une de ses œuvres. Kurt Vonnegut le mentionne, brièvement, comme en passant, dans son roman Bluebird [Barbe-Bleue] (1987). Le Britannique Stephen Watt lui dédie un poème, "To Be (Ser)": "Tu étincelles tels les panneaux de lumière/Et tu t'écoules au sein de ce lieu archaïque où/Réside le langage; tu te brises et te répands/Dans la crevasse, à nouveau tu te crées toi-même." Ce ne sont là que quelques aperçus de l'importance et de la reconnaissance de ce grand artiste arménien, fils en droite ligne d'un génocide.

Arshile Gorky naquit en tant que Vosdanik Manoug Adoian, le 15 avril 1904, dans le village de Khorkom, près de la ville arménienne de Van. La date exacte de sa naissance n'est pas précise, néanmoins, comme celle de presque tous ceux qui naquirent en ces temps troublés. Il était le fils de Sétrak Adoian, veuf avec deux fils remarié avec Chouchane, la mère d'Arshile, veuve elle aussi (son premier époux avait été assassiné lors des premiers massacres perpétrés par les Turcs en 1896). En 1910, Sétrak échappe à la conscription et fuit aux Etats-Unis et, à l'âge de cinq ans, en pleine attaque génocidaire de la part des Ottomans, le petit Vosdanik quitte Van avec sa mère et ses trois sœurs ("Il dessinait en dormant," se souvient l'une d'elles, "il remuait les mains en rêve"). Comme tant d'autres histoires qui relatent l'odyssée des Arméniens fuyant les massacres, sa mère meurt de faim à mi-chemin en Arménie et dans les bras de l'adolescent, alors âgé d'à peine quatorze ans. Dans le sillage de son père, il s'embarque pour les Etats-Unis afin de fuir toute cette détresse.  

Il disait être un parent éloigné de Maxime Gorky, l'écrivain russe, un révolutionnaire qui combattait avec ses écrits, un héros de gauche pour les masses; c'est ainsi que Vosdanik Manoug Adoian se fit Arshile Gorky. Il devint aussi peintre, un grand peintre, un grand peintre abstrait, un talent unique et sans précédent.

Tandis qu'il affirmait être de la famille de Gorky, de même il changeait la date de sa naissance à sa guise, licences poétiques sans plus, étant donné son passé incertain, bien qu'immédiat. Il ne put, ni ne sut, ni ne voulut s'adapter au mode de vie américain, si différent. Il entretint néanmoins de bonnes relations avec son père; les fantômes anciens et pérennes le poursuivirent à jamais.

Il étudia et fut admis comme professeur d'art à la New School of Design de Boston. Séduit tout d'abord par l'impressionnisme; puis, son goût ayant mûri, il flirta avec le postimpressionnisme. Gorky était déjà installé (et marié) à New York et Cézanne l'inspira grandement à cette époque. Un paysage dans le style de Cézanne, peint en 1927, témoigne de cette période. Plus tard, il rencontrera Pablo Picasso et se rapprochera du cubisme, à l'instar de l'Espagnol, pour finalement adopter le surréalisme comme courant.

En 1941, Gorky épousa Agnès Magruder (1921-2013), surnommée affectueusement Mougouch (la petite capable de tout, en arménien), peintre elle aussi, et ils eurent deux filles, Maro et Natacha.

L'artiste Corinne Michelle West fut la muse d'Arshile et probablement sa maîtresse : il lui déclara sa flamme et la demanda en mariage à de nombreuses reprises, mais sans succès.

Harcelé par un cancer, le bras et le cou paralysés (ce qui l'empêchait de peindre) par un accident d'automobile, abandonné par sa femme et ses filles - Agnès épousera plus tard Xan Fielding, l'écrivain et héros de guerre britannique -, son atelier ayant brûlé, poursuivi par les spectres qui le persécutaient depuis son séjour à Van, le souvenir de sa mère morte dans des conditions inhumaines, et sûrement de nombreuses psychoses produites par tant de souffrances, autant d'éléments qui le poussèrent à se pendre le 21 juillet 1948. Mettre fin aux déceptions ? Non, bien sûr, son œuvre nous le montre. Il avait quarante-quatre ans et vivait au Connecticut, où il fut enterré.

Son œuvre et son héritage

Sa référence est indubitablement l'abstraction. Son héritage pictural en témoigne parmi les différentes générations d'artistes qui se réfèrent à lui. Gorky traversa avec succès le cubisme, l'impressionnisme, pour s'adapter au surréalisme. Il réussit ainsi à évoquer ces réalités qui le poursuivaient, le souvenir de sa mère (son œuvre célèbre, L'artiste et sa mère, découle de traits simples, presque imperceptibles, se focalisant sur les yeux, des plus vivants, bien que sans expression, et le tout à l'avenant, communiquant une infinie tristesse) et la nostalgie de sa terre. Tout comme les couleurs varient selon le courant qu'il peindra, tout en affirmant toujours le trait. Ce tableau s'inspire d'une photographie de lui et de sa mère, prise en 1912, lorsque Gorky avait huit ans, et qu'ils avaient prise pour l'envoyer à son père aux Etats-Unis.

Gorky est considéré comme l'un des fondateurs du "surréalisme abstrait." Il intégra d'autres influences internationales dans son style, de la géométrie d'Uccello à la fluidité et à la forme ouverte de Kandinsky et de Matta.

La tragédie est le commun dénominateur qui constituera la trame de toutes ses œuvres tout au long de sa vie.

En tant que survivant d'une barbarie, au cours de laquelle il vit mourir sa mère et son peuple, sa famille décimée par volonté d'un empire ottoman liquidant chaque Arménien qui s'interposait sur son chemin, Gorky verra toujours à travers ces yeux. Les mêmes qui virent mourir de faim ses proches, qui ne revirent pas leur terre. Voilà pourquoi il imagina et concrétisa dans ses toiles son déchirement, son impuissance, l'évidence d'un avenir vide, cette fièvre qui le poussait à prendre les pinceaux sans cesse, jusqu'à pouvoir recréer ce que cette imagination, qui était la sienne, immense, étouffait en lui.

Ses œuvres sont conservées dans les musées les plus importants d'Europe et des Etats-Unis.

A noter :

#1

Le cinéaste Atom Egoyan décrit Gorky comme "le survivant le plus célèbre du massacre de Van, la seule personne à avoir créé une œuvre maîtresse à partir des cendres de son existence. Mais il sentait qu'il lui fallait devenir un personnage, Zélig, se redéfinir pour donner du coffre à cette réalité nouvelle." Ararat est le film d'Egoyan, le réalisateur canadien d'origine arménienne, où il est fait référence au peintre.

#2              

http://arshilegorkyfoundation.org/ Le site de la Fondation Arshile Gorky.

#3

Le 26 juin 1948, Arshile Gorky passa la journée chez son ami Julien Levy et son épouse. Tandis que Levy le ramène dans sa voiture chez lui sous la pluie, ils ont un accident à flanc de colline et se retrouvent à la renverse. Gorky se fracture le cou et un de ses bras. Après une semaine à l'hôpital et toujours endolori (il avait subi une colostomie, du fait d'un cancer peu de temps avant), il revient chez lui. Ses problèmes de couple (infidélités de part et d'autre, par exemple) devinrent insupportables et Mougouch partit avec leurs deux filles, le laissant seul. Convalescent et déprimé, il ôte le corset qui soutenait ses os brisés et se pend dans une cabane à Glass House. "Adieu, mes amours," précisait la note que l'on trouva, après avoir découvert le corps. Adieu, sans plus, à ses proches, sa famille, son souvenir, son legs, son art et son héritage. 

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par Lala Toutonian