MARK GRIGORYAN: JE COMPRENDS ISTANBUL
Cette tribune me permet de penser à voix haute, de parler des Arméniens et des Turcs en abordant non seulement le génocide, mais aussi d'autres problèmes que souvent nous passons sous silence, ou que nous considérons comme moins intéressants (ce qui est vrai), et donc comme n'étant pas dignes de notre attention. Pour commencer, je vais évoquer Istanbul, où vivent aujourd'hui plus de quatre-vingts mille Arméniens, où fonctionnent plus de vingt églises arméniennes, où existent des écoles, où sont publiés des journaux... Une réalité dont nous ne savons pratiquement rien.
Il y a une dizaine d'années un éditeur allemand m'a demandé d'écrire un essai sur les pensées et les sentiments que m'inspirait le génocide des Arméniens dans l'empire ottoman.
J'ai commencé par raconter la première fois où j'étais venu à Istanbul et l'hostilité que j'avais ressentie. C’est-à-dire l’hostilité que moi, je ressentais envers la ville. Istanbul, elle, était en fait indifférente au jeune Arménien qui flânait dans ses ruelles boueuses de janvier.
J'avais si profondément l'impression d'être étranger que, durant tout mon séjour, j'ai eu mal au ventre sans discontinuer. C'était étrange et inhabituel: les douleurs se sont arrêtées à l'instant même où s'est éloigné du quai du port d'Istanbul le bateau qui m'emmenait à Odessa.
Ensuite, durant les années qui ont suivi l'écriture de cet essai, je suis allé souvent à Istanbul. Petit à petit je me suis mis à comprendre cette ville. Je ne peux pas dire que je me suis mis à l'aimer, manifestement il subsiste encore une barrière en moi. Mais je comprends Istanbul, cette immense mégalopole qui s’étend sur deux continents.
En arménien, je l'appelle toujours «Bolis», ce qui signifie ville mais qui est également une façon abrégée de dire «Constantinople», «Constantinopolis». Il n'y a pas très longtemps, j'ai compris que plus j’y allais, et plus Istanbul devenait pour moi «Bolis», c'est-à-dire la ville des Arméniens.
J'ai même écrit un essai que j'ai appelé «l’Istanbul arménienne».
J’ai tenté à cette occasion de rendre compte des traces incontestables, présentes aujourd'hui encore à Istanbul, qu’ont laissées les Arméniens qui y ont vécu pendant des siècles, qui l'ont construite et qui lui ont donné son apparence actuelle.
Quand j’arrive à Istanbul, je m’efforce toujours de voir mes amis arméniens, qui sont de plus en plus nombreux. Ces dernières années je me suis lié avec le rédacteur du quotidien Jamanak, ainsi qu’avec le descendant de la grande dynastie de journalistes stambouliotes Ara Kochunian.
Il est devenu pour moi pratiquement obligatoire de passer dans les bureaux du journal Agos dont je connaissais un petit peu le fondateur et premier rédacteur en chef, Hrant Dink.
Il y a quelques années, sur «ma» carte d'Istanbul est apparu le Ara café où l'on peut rencontrer le photographe Ara Güler, qui a conservé sa gaieté et sa voix forte malgré son âge. D'ailleurs, quand je suis rentré à Londres après l'avoir interviewé et que j’en ai parlé à mes collègues du service turc de la BBC, l'un d'entre eux a soupiré et a dit : «Je t'envie. Tu as vu une légende.»
Le Ara café se trouve en plein cœur de Beyoğlu, un quartier situé sur la rive européenne d'Istanbul et qui se trouve littéralement à deux pas de la célèbre avenue Istiklal, une rue qui ne dort jamais.
Tout touriste qui se respecte, quand il va à Istanbul, doit obligatoirement se rendre sur l'Istiklal. Là, il peut aller admirer le célèbre passage Çiçek, le passage des Fleurs, où vendaient des fleurs les aristocrates russes qui avaient fui les bolcheviks, ou bien il peut prendre en photo le petit tramway rouge.
Mais parmi les visiteurs, bien peu savent que ce quartier s’appelait autrefois Pera, et qu’il a été magnifiquement décrit par l'écrivain Krilkor Zohrab, avocat, député du parlement turc, arrêté à Istanbul le 20 mai 1915 et assassiné sur la route de l'exil. Et ils sont encore moins nombreux à savoir que littéralement à deux pas du passage Çiçek se trouve une église arménienne encore en activité ainsi qu’une petite école arménienne.
Non loin se trouve le quartier de Şişli, où vivent de nombreux Stambouliotes d’origine arménienne. J'aime beaucoup flâner dans ses ruelles et examiner les enseignes en arménien. Voir une pharmacie sur laquelle est écrit «Tegharan», et puis la vitrine d'un petit restaurant qui porte l'inscription «Hamov» (c’est bon).
Le petit quartier de Kumkapi occupe une place particulière dans « mon » Istanbul.
C’est là que vivent des Arméniens qui sont venus d'Arménie pour des raisons économiques et qui sont essentiellement des émigrés clandestins. Kumkapi est en quelque sorte le ghetto arménien d’Istanbul, où vivent des pauvres et où l'on entend ici et là dans la rue parler arménien. Ce quartier attend encore son Krikor Zohrab.
Dans le centre de Kumkapi, non loin de l'église, se trouve une vieille fontaine qui date de l'époque ottomane. Cela doit bien faire soixante-dix ans qu’elle n’a plus d’eau. Et juste à côté s’élève un bâtiment sur lequel figure l’inscription en arménien : «Cet immeuble a été construit par l'architecte Mouradian».
Il y a quelques années j'ai eu l'idée d'écrire un guide d'Istanbul en arménien. J'avais envie de montrer les endroits liés aux Arméniens comme la banque ottomane, qui a été prise en 1896 par un groupe dirigé par Armen Garo et Papken Siuni, le palais de Dolmabahçe, construit d'après les plans de l'architecte Karapet Balian, membre de la célèbre famille d'architectes stambouliotes Balian, la cathédrale Sainte-Sophie, Hagia Sofia, dont la coupole a été construite au dixième siècle par l'architecte Tiridate, et encore beaucoup d'autres lieux.
Manifestement je ne parviendrai pas à mener ce projet à terme. Je n'arriverai sans doute pas à échapper à toutes mes obligations pour consacrer à ce livre un ou deux mois passés à vivre et faire des recherches à Istanbul, plus encore quelques mois à rester simplement assis à ma table à écrire. Un tel ouvrage serait pourtant très nécessaire, et pas seulement pour les Arméniens, mais aussi pour les Turcs, parce que nous avons tous besoin de la vérité, la vérité historique.
Quelle que soit notre nationalité.