Francis Kurkdjian
Silhouette fine et élancée, visage brun, le nez prodigue, Francis Kurkdjian considère l’odeur comme « le rempart de notre humanité ». Né en 1969 près de Paris, celui qui a inscrit son nom en lettres d’or dans l’univers du parfum n’a pourtant pas d’attache familiale avec la ville de Grasse, la capitale du parfum. Il n’est pas non plus issu d’une famille de parfumeurs.
A 46 ans et une centaine de parfums créés, son nom côtoie à présent les grandes marques de la beauté et du luxe. Celui qui adolescent décida de devenir parfumeur, composa Le Mâle, sa première œuvre, à l’âge de 25 ans pour la prestigieuse maison Jean Paul Gaultier. Aujourd’hui, ses fragrances sont courtisées par l’industrie du luxe du monde entier, sa maison de parfum éponyme co-fondée en 2009 avec Marc Chaya connaît une expansion continue en France et dans le monde, notamment aux Etats-Unis.
Né en 1936, le père de Francis, Bedrosse Mihran Kurkdjian, est aujourd’hui la mémoire de la famille. Il évoque en présence de ses enfants le souvenir de son grand-père maternel Mihran Bartevian qui était instituteur dans le quartier de Péra à Constantinople. « Mon grand-père était une sorte de notable qui enseignait à la fois aux enfants des familles aisées comme aux plus modestes ». Par miracle, Mihran Bartevian se trouvait dans les îles des Princes au large d’Istanbul lorsque survinrent les rafles des intellectuels d’avril dans la capitale ottomane. Il parvint ainsi à échapper aux déportations.
Ce fut également le cas de son fils, Ara Bartevian, compositeur hors pair de musique arménienne qui fut le premier de la famille à venir s’installer en France en 1922 pour y faire ses études musicales. « Ara Bartevian a été la tête de pont de la famille pour rejoindre la France. Comme c’était la guerre et pour ne pas se faire prendre par les Turcs, il s’était déguisé en femme pour pouvoir embarquer dans le bateau sans être repéré » précise Mihran. Ara Bartevian fit une brillante carrière de compositeur et de chef d’orchestre. Il devint l’organiste et le maître de chœur titulaire à la cathédrale arménienne de Paris. Il y dirigea la chorale Sipan-Komitas dès 1936. C’est d’ailleurs le grand-oncle de Francis qui dès 1945 fut l’un des premiers à utiliser les disques microsillons pour enregistrer les chants profanes et religieux arméniens dont son oratorio. La société d’édition de disques Vogue avait été créée entre autre par ses neveux Simon et Levon Kabakdjian.
Francis entouré de sa famille, son frère Lionel, sa soeur Marina, ses deux nièces et ses parents Sylvia et Mihran © collection privée Francis Kurkdjian
Antranig Kurkdjian, le grand-père paternel de Francis, était né en 1895 à Bursa en Anatolie occidentale. À l’origine tailleur sur fourrure dans sa ville natale, il connut une existence de grand voyageur. Parti en France en 1922, son épouse Nevarte – née en 1900- le rejoignit deux ans plus tard. D’abord à Marseille, puis à Lyon où il devient canut, il fit de la culture et du travail de la soie son métier puis devint notamment tailleur sur fourrure. Antranig et Nevarte avaient été scolarisés dans une école française à Constantinople, ils n’eurent pas de difficultés linguistiques à s’intégrer dans leur nouvelle patrie, la France. Antranig mena une vie de bourlingueurs et s’échappa dès 1941 du siège de Léningrad. Les deux grands-parents paternels de Francis sont décédés la même année en 1975.
Antranig Kurkdjian avec sa fille Emma, la tante de Francis © collection privée Francis Kurkdjian
Une famille endeuillée par le génocide
La famille maternelle de Francis a connu un sort plus funeste. Originaires de Bandirma, une petite localité sur les bords de la mer de Marmara, les Avedikian et Soghomonian habitaient près du quartier grec de la ville. « Ils étaient une famille aisée, éleveurs d’ovins, propriétaire terrien (nous avons toujours conservés les titres de propriétés) et mandataires de la famille Gulbenkian » indique Francis. Fille unique de Krikor Avedikian, la grand-mère, Saténig était née autour de 1900. Elle perdit son père très jeune et fut élevée par ses oncles et ses deux tantes. Ces derniers furent tous massacrés en 1915, elle demeura l’unique survivante avec sa mère. « Les hommes et les femmes de Bandirma furent déportés, très rapidement séparés et les premiers exécutés, tandis que les femmes furent entassées dans des fourgons à bestiaux ».
Avant de partir en déportation elles cousirent à la hâte des pièces d’or à la place des boutons de leurs vêtements. De quoi leur permettre d’acheter la clémence des massacreurs turcs et kurdes venus achever le travail d’extermination. Elles furent ainsi déportées jusqu’à Konya au sud de l’Anatolie et durent leur salut au Comité des réfugiés de la Croix Rouge qui, à la fin de la guerre, libéra le camp dans lequel elles se trouvaient. Leur retour à Bandirma ne fut que de courte durée, la poussée des forces kémalistes les obligea à reprendre à nouveau le chemin de l’exil.
« Ma grand-mère avait reçu une éducation poussée. Elle se destinait à exercer le métier d’infirmière. Outre l’arménien, elle parlait couramment, l’anglais, le français, le grec, l’italien et le turc » se souvient Francis.
« Quand j’étais enfant, elle aimait à répéter qu’elle avait survécu à trois guerres : la Première guerre mondiale, la guerre gréco-turque de 1919-1922 et la Seconde guerre mondiale.
Elle a par ailleurs survécu à la grippe espagnole qui fit des ravages en 1918. Pour survivre pendant l’occupation de la France lors de la Seconde Guerre Mondiale, ma grand-mère améliorait le quotidien en faisant de temps à autre du trafic de faux tickets d’approvisionnement. En tant qu’étrangers, mes grands-parents et ma mère n’avaient pas les mêmes avantages que les Français, moins de tickets de rationnement mais aussi pas d’accès aux masques à gaz…Pendant les bombardements, au moment de descendre dans la cave de leur appartement de Vincennes, ils prenaient des draps humides et s’en servaient comme de masque. Lorsque les troupes américaines débarquèrent en France en 1944, le voisinage était très surpris d’entendre ma grand-mère parler anglais avec eux » rappelle Francis, qui ajoute : « elle s’est même entendue dire qu’elle s’était trompée de pays et qu’elle aurait dû aller aux Etats-Unis !».
Krikor et Satenig Soghomonian, les grands-parents maternels de Francis (1974) © collection privée Francis Kurkdjian
Grandir avec deux cultures
Une fois par semaine, la maman de Francis, Sylvia suit des cours d’arménien dispensés à l’église arménienne de Paris. Ses parents l’emmènent à des événements communautaires, que ce soit un meeting du parti Dachnak ou encore les commémorations du 24 avril. Plus que tout, il voue un immense respect envers la figure charismatique de Chavarche Missakian rédacteur en chef et fondateur du mythique quotidien Haratch. « Mon grand-père recevait tous les jours Haratch, que j’allais chercher dans la boîte aux lettres. Je me souviens de sa lecture des nécrologies. C’était une manière de retrouver des connaissances de Bandirma, d’être en relation avec LEUR monde » Raconte Francis.
La famille Soghomonian recrée son univers à Vincennes, dans la banlieue est de Paris où une petite communauté arménienne originaire de Bandirma s’est établie. La porte de leur modeste logis est toujours grande ouverte, l’odeur du café omniprésente jusque tard dans la soirée. « Ma grand-mère faisait salon ouvert à Vincennes. On y servait le café oriental du matin de 11h jusqu’à 17 h puis c’était les veillées qui commençaient à 19h. Les cinq familles arméniennes de Vincennes nous rendaient tout le temps visite. On faisait le tour des grands-mères, on y lisait le marc de café, on parlait de la vie d’autrefois. Mes grands-parents entretenaient une forme de saveur, mais jamais, je n’ai eu à souffrir de cette nostalgie. C’était plutôt pour moi l’évocation d’un pays merveilleux dont je n’arrivais pas à me faire une image mentale car il n’y avait pas de photographies.» évoque Francis.
N’ayant jamais foulé le sol de l’Arménie soviétique, les Avedikian et Soghomonian partageaient un commun rejet de l’idéologie communiste, et restaient très attachés à leur église.
« Mes grands-parents n’ont jamais voulu revenir ou même visiter la Turquie car ils savaient qu’ils n’allaient pas y retrouver ce qu’ils y avaient laissés. Nous n’en avons même jamais parlé. C’est une page de leur vie qu’ils avaient tournée pour eux-mêmes comme pour nous. »
Francis ajoute : « un jour on a ouvert les malles de ma grand-mère dans les années 1990. Avec les dentelles et les tissus rapportés de Turquie qui s’y trouvaient, ma mère et ma grand-mère ont cousu des fonds de chasubles pour les prêtres arméniens de Jérusalem. Elles les ont ensuite fait parvenir à Jérusalem via l’église de la rue Jean Goujon». Satenig, la grand-mère maternelle mourut à 101 ans. « C’est elle qui outre nos racines arméniennes nous a transmis l’amour de la France et de la culture française, la reconnaissance à son pays d’accueil. J’ai grandi avec France Inter, l’émission Radioscopie de Jacques Chancel et Le grand échiquier quand mes grands parents ont eu la télévision. Il y avait également l’émission « au théâtre ce soir » ou des opéras que nous regardions ma grand-mère et moi. Mon grand-père n’était pas porté sur la culture. En dehors de la lecture du journal, il n’ouvrait jamais un livre. Alors il s’éclipsait discrètement et nous laissait tous les deux». Raconte Francis, ému. « Ma grand-mère était une femme très cultivée et dotée d’une excellente mémoire et d’une grande ouverture d’esprit. Elle nous emmenait visiter les musées à Paris. On peut dire qu’elle a tout fait pour que nous ne grandissions pas dans un ghetto même si elle demandait à ce que nous gardions nos racines arméniennes. Pour elle, c’était important, vitale même. Par contre, il n’y avait pas de contrainte. Elle était très progressiste. ».
« On a grandi avec une double culture mais il fallait toujours que je me justifie quand je prononçais mon nom de famille ».
Ce nom, Francis Kurkdjian ne l’a pas francisé comme l’auront fait certains avant lui. Francis aurait aimé être danseur à l’opéra national de Paris, graviter dans la grâce du mouvement. Mais c’est le parfum qui a eu raison de son talent. Lui qui a perdu sa mère il y a peu, semble s’être donné ce mot d’ordre : s’obliger à réussir, envers et contre tous.
Cette histoire a été authentifiée par l’équipe de chercheurs de 100 LIVES