Khosrof Yeramian
Dans un discours prononcé à l’occasion des 15 ans de l’Université américaine en Arménie, son président, Haroutioun Armenian, rendit hommage à la mémoire du Professeur Khosrof Yeramian. Il rappela le modèle « d’excellence et d’intégrité » qu’incarna cette figure de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et de la communauté arménienne du Liban.
L’enseignement et la personnalité du professeur Yeramian marquèrent, durant 40 ans, des générations de « funny faces », ainsi qu’il surnommait affectueusement ses étudiants de la faculté d’Ingénierie et d'Architecture de l’Université américaine de Beyrouth. Il en fut un doyen et ses élèves venaient de tout le Moyen-Orient.
Aux jeunes compatriotes qu’il parrainait pour une bourse, il donnait ce conseil : « en tant qu’étudiant arménien tu ne dois pas être bon pour réussir, tu dois être le meilleur ».
Lui-même, jeune rescapé de Kharberd, (l’actuelle Elazig dans l'est de la Turquie), était arrivé en 1922 à Beyrouth. Grâce à un travail acharné, il avait sauté des années préparatoires pour décrocher en quatre ans son diplôme de l’AUB, qu’il compléta au Lafayette College d’Easton aux USA.
Une passion au service du Liban et de sa communauté
Parallèlement à ses activités dans le domaine universitaire, le Professeur Yeramian fut un ingénieur de renom. Le Président libanais Fouad Chéhab le désigna en 1963 pour être l’un des 3 membres du Conseil Exécutif des Grands projets de la Ville de Beyrouth chargé des gigantesques chantiers de rénovation urbanistique. Khosrof Yeramian collabora à l’édification de bâtiments officiels, de routes,de boulevards et de jardins publics. Il construisit le premier « viaduc » de la capitale, le pont Fouad Chehab, voie de passage entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est, reliant le quartier chrétien d’Achrafieh à celui, musulman, de Ras-Beyrouth.
Profondément impliqué dans la vie de sa communauté arménienne, il collabora avec l’architecte Mardiros Altounian à la construction de la cathédrale Saint Grégoire l’Illuminateur à Antélias ainsi qu'à d’autres édifices du Catholicossat de Cilicie, dont la chapelle du Mémorial du Génocide, le monastère et le séminaire de Bikfaya, le sanatorium d’Azounieh dans la montagne du Chouf, l’un des plus importants du Moyen-Orient.
Sous l’égide du Catholicossat, il fit partie de la commission chargée de construire à Phanar, dans la banlieue de Beyrouth, des logements pour des familles défavorisées, un projet financé par Leyla Karagheuzian fille d’un homme d’affaires et philanthrope arméno-américain.
En 1969, Khosrof Yeramian fut promu Chevalier de l’Ordre libanais du Cèdre et nommé Prince de la Grande Croix de Cilicie. Membre du Dachnaktsoutioun comme son père Khatchadour, il refusait les sectarismes. « Autrefois » disait-il, « on entrait au parti parce qu’on voulait protéger le peuple arménien sans défense ». En 1971, il fut officiellement invité en Arménie soviétique.
Khosrof Yeramian était le frère aîné de ma mère Varsenik qui vivra à Bruxelles après son mariage avec Krikor Mouradian. Lors de mes séjours au Liban, il m’arrivait de rencontrer chez lui d’autres Kharpertsis. Certains d’entre eux avaient été sauvés autrefois par son père. Les retrouvailles étaient toujours empreintes d’intense émotion.
Survivre à Kharperd
Khosrof était né en 1905 à Yegheki, un village de la « plaine dorée », près de Kharperd. Son grand père Sarkis y était le chef de la communauté arménienne qui comptait quelque 200 familles. Dans leur rue habitait Khabayan Vehapar, le futur Catholicos Sahak II de Cilicie.
Khatchadour, le père de Khosrof, avait étudié au collège central Tlgadintsi. Après le pillage des biens de sa famille, il avait été forcé d’interrompre ses études et avait travaillé comme apprenti bottier. Plus tard, avec ses deux frères Nazareth et Zeron, il avait ouvert à Mamuret –al –Aziz sa propre manufacture de bottes et chaussures. Les généraux et officiers de l’armée turque se fournissaient chez lui.
En 1914, quand la guerre éclata, la famille quitta Yegheki pour s’installer à El-Aziz, à proximité de la fabrique. Comme d’autres artisans dont les Turcs ont besoin et dont ils n’exercent pas l’activité, elle échappera miraculeusement à la déportation. Plus précisément, elle devra sa survie à un concours de circonstances.
En juin 1915, un premier convoi comprenant l’archevêque de Kharperd et de nombreux intellectuels se met en route ; on apprendra plus tard qu’ils ont été massacrés peu après leur départ, sur la route de Diyarbakir.
Khatchadour et ses deux frères sont emprisonnés ; ils doivent faire partie du deuxième convoi, avec d’autres négociants et gens d’affaires. Le reste de la famille doit être déportée un peu plus tard.
A cette époque, le général Suleyman Faïk Bey, commandant un corps de l’armée ottomane, vient à El-Aziz et y établit son quartier général. Il avait besoin de bottes. À la fabrique, il n’y avait plus que les ouvriers turcs de mon père, raconte Khosrov dans son journal intime Ils essayèrent de satisfaire la demande, sans succès. Mécontent, Suleyman demande s’il n’y a personne capable de confectionner des bottes correctes, pour lui et ses officiers. « Il y en a mais ils sont en prison », explique un membre de la police militaire. Le général ordonne de les libérer.
Khatchadour refuse de quitter la geôle si on ne relâche pas aussi ses ouvriers arméniens et leurs familles. Ceux-ci sont détenus dans une caravane prête à quitter El-Aziz. Il obtient la libération de 160 personnes.
Les bottes seront confectionnées en trois jours. Khatchadour les présente au général qui après les avoir essayées, dit aux notables turcs assis à ses côtés : "elles sont parfaites. Nous avons besoin d’artisans pareils, ce serait idiot de les tuer".
Grâce à la fabrique, il sauve de nombreux Arméniens
La fabrique qui fournissait des bottes à l’armée turque, servit de couverture pour sauver de nombreux Arméniens. Khatchadour engagea des compatriotes comme ouvriers ou apprentis et en fit exfiltrer d’autres d’El-Aziz.
Il était en contact avec des Kurdes du Dersim qui se disaient d’origine arménienne. Chez eux, il avait visité des caves où ils brûlaient de l’encens les samedis soirs et les avait vus faire le signe de croix sur la pâte à pain avant de l’enfourner.
Ces Kurdes collaborèrent avec lui, soit pour cacher des Arméniens dans leur bastion du Dersim, soit pour les aider à gagner le Caucase ou à rejoindre l’armée russe quand celle-ci atteignit Erzincan dans le nord-est de la Turquie. Un procédé avait été mis au point. Khatchadour confiait un mot de passe à ses compatriotes avant qu’ils prennent la route. Arrivés à bon port, les Arméniens le révélaient à leurs accompagnateurs kurdes. Ces derniers, une fois de retour auprès de Khatchadour, lui répétaient le mot secret et recevaient l’argent promis.
Quand la voie vers le Caucase fut coupée, Khatchadour, toujours avec l’aide de Kurdes du Dersim, organisa la fuite de jeunes Arméniens vers Alep. Un jour, l’un d’eux fut arrêté par des gendarmes et sous la torture, révéla qui était l’organisateur de l’opération. Khatchadour fut jeté en prison, déclaré traitre à la nation et condamné à mort par pendaison sur ordre du gouverneur.
Peu après minuit, alors que l’exécution était prévue pour quatre heures du matin, le même policier qui l’avait autrefois fait sortir de prison, vint prévenir sa famille : le gouverneur - un personnage haï par ses propres compatriotes - venait d’être destitué et toutes ses décisions avaient été annulées. Khatchadour fut sauvé, pour la deuxième fois.
Son jeune frère Zeron était mort peu après avoir été arrêté.
Alors qu’il avait 10 ou 11 ans, Khosrov, le fils aîné de Khatchachour, échappa plusieurs fois à ses poursuivants. Un jour, avec son cousin Yeram, le jeune garçon croisa en rue Hadji Khaya, chef de tribu kurde qui contrairement à ceux du Dersim, coopérait avec les Turcs et avait massacré des caravanes de déportés. « Il nous demanda qui nous étions » racontera-t-il plus tard, « Quand il découvrit que nous étions Arméniens et les fils de la famille Yeramian, il eut un regard bizarre et féroce qui nous glaça. Je devinai qu’il se demandait comment une nouvelle génération d’Arméniens pouvait encore être en vie ».
L’arrivée à Beyrouth
Khosrof étudia à l’école ouverte à El-Aziz par le pasteur allemand Johannes Ehmann, puis au collège du missionnaire américain Henry Riggs. Après la guerre, il servit comme interprète auprès de la branche locale du Near East Relief, puis travailla au bureau de Kharperd de la Banque ottomane dirigée par Mihran Derderian.
En 1922, alors que Moustafa Kemal entre à Smyrne, Khatchadour décide d’envoyer son fils aîné au Liban passé sous mandat français. Il fait venir une voiture et une camionnette. Khosrof, son cousin et un ami s’installent dans la Ford avec leur guide kurde. Dans la camionnette, derrière les bagages, se cachent la mère et la sœur de Sarkis Zartarian qui deviendra plus tard général dans l’armée américaine. Ils quittent El-Aziz en octobre 1922. Après de nombreuses péripéties, ils parviennent sains et saufs à Alep et arrivent à Beyrouth fin décembre.
Khosrov y est admis à l’Université américaine et devient un membre très actif de l’Association des étudiants arméniens (au nombre de 106 à l’époque). Sa famille réussit à le rejoindre au Liban l’année suivante. Après avoir décroché son diplôme de Bachelor of Arts, il part aux Etats-Unis et obtient une maitrise du Lafayette College d’Easton et du Massachusetts Institute of Technology. Trois ans plus tard, il retourne à Beyrouth où l’AUB lui a proposé un poste d’enseignant. Sur le chemin du retour, à la demande d’Ernest Riggs, frère aîné d’Henry Riggs, il s’arrête à Salonique pour superviser les travaux de construction de l’Anatolia Collège.
Très jeune déjà, à Kharperd, mon oncle Khosrof avait démontré une passion pour bâtir de petits ponts en bois et canaux d’irrigation. Construire, dans l’intérêt public, sera l’œuvre de sa vie, jusqu’en 1975.
Anne Marie Mouradian