L'Arménie comme état d'esprit: 100 ans après le génocide
Chaque être humain devrait savoir ce qu'est le génocide arménien. Je dis bien "ce qu'est", et non pas pas "ce que fut", car les conséquences des campagnes de destruction des Jeunes Turcs sont encore visibles de nos jours: des communautés en diaspora éparpillées aux quatre coins du globe, là où les descendants du génocide ont fondé leurs foyers loin de leur patrie. Ils ont construit de nouvelles vies loin de l'Arménie occidentale et saisi de nouvelles opportunités, défiant ainsi l'adversité, les épreuves, l'exil et la logique génocidaire de leurs bourreaux. Les conséquences du génocide se perpétuent également dans les souvenirs doux-amers de la vie dans la vieille nation d'avant 1915. Dans les souvenirs du génocide lui-même et des propriétés arméniennes confisquées sur lesquelles s’est fondée la nouvelle République de Turquie. Ces conséquences se perpétuent dans le déni et l'obscurcissement du génocide, là où les victimes deviennent bourreaux, là où le vrai devient le faux.
À l'époque, en 1915, de nombreuses personnes étaient au courant du génocide arménien. Des journaux, des États-Unis à la Scandinavie, de la Chine à l'Australie et à l'Amérique du Sud ont couvert les évènements de manière détaillée et virtuellement en temps réel grâce à des dépêches publiées en couverture ou des éditos et des articles analytiques. Ils ont couvert tous les aspects de la destruction, à commencer par la rhétorique de plus en plus déshumanisante des mois initiaux de la Première guerre mondiale, l'arrestation de notables arméniens, l'élimination des soldats ottomans arméniens, les marches forcées mortelles et les massacres qui complétèrent le génocide. Le déni effronté ou, plus fréquemment à l'époque, la rationalisation cynique par l'État ottoman et ses divers sympathisants ont accompagné chaque étape. Pourtant, la quantité prodigieuse de témoignages émanant de témoins fiables ou de rapports diplomatiques qui documentent le génocide est et demeure écrasante.
Mais comment nommer - et a fortiori donner du sens - au mal suprême qui a fait de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants sans défense les victimes de cruautés allant au-delà de l'imagination ? Les survivants, témoins et observateurs de l'époque ont été confrontés à ce problème insoluble. Ils nommèrent ce qui leur advint massacre, extermination, "la Grande Catastrophe" ou encore "le Grand crime". En Scandinavie et en Allemagne on parvint même à dire "génocide" en utilisant des variations du terme "folkemord" - le meurtre d'un peuple - pour résumer les évènements. Des années plus tard, l'avocat polono-allemand Raphael Lemkin inventa le terme juridico-historique "génocide" pour décrire non seulement l'Holocauste provoqué par les Nazis mais aussi le génocide arménien et autres atrocités. La travailleuse humanitaire Karen Jeppe, qui assista à la destruction sanglante des Arméniens d'Édesse et à la déportation de femmes et d’enfants au cours des marches de la mort venant du Nord de l'Empire, l'appelait "la Grande mort".
C'était bien la Grande mort, aucun doute n'est permis. Et d'une certaine manière c'était la fin, la fin de milliers d'années de vie arménienne et d'une culture riche et variée qui s'était développée en Anatolie de l'Ouest. Il reste très peu de cela en Anatolie aujourd'hui, comparé à ce qui fut un jour.
Mais un nouveau départ, aussi fragile soit-il, succède à chaque fin et l'Arménie d'aujourd'hui n'est pas simplement une situation géographique ou un souvenir de gloire passée. L'Arménie c'est aussi un état d'esprit, une attitude, une volonté de survivre et de prospérer que l'on trouve partout et qui peut-être emmenée avec soi n'importe où. Ce sont des traditions profondément ancrées et une réinvention permanente s'adaptant toujours aux nouvelles conséquences.
La vie arménienne a jailli dans des communautés de par le monde, partout sur la planète, dans de petites églises en Inde, à la cour royale éthiopienne, dans les usines et boutiques de Marseille, Liverpool et Moscou, en Arménie soviétique et désormais dans la République d'Arménie. Ceci appelle à une commémoration solennelle en 2015, qui sera aussi celle de 100 ans de combat réussi contre l'oubli. Parce que même si le temps et le déni ont érodé, d'une certaine manière, la vivacité du souvenir non seulement du génocide, mais aussi du riche et vivant héritage du peuple arménien, des évènements et une culture d'une telle importance ne disparaîtront simplement pas.
Il y a ainsi une bonne raison de rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie à partir de 1915, à ceux qui ont survécu et ont bâti les fondations qui ont permis à la vie arménienne de perdurer ; hommage à ceux qui aujourd'hui et demain prendront leur relais en Arménie et dans le monde pour créer une plus grande connaissance et des possibilités décuplées pour les descendants des survivants et pour l'humanité en tant que telle.
Les obstacles sont nombreux, naturellement, à l'image du manque de connaissance des faits historiques, tout particulièrement en Turquie, où les Arméniens ont été rayés de l'histoire ou présentés comme des traitres. Peut-être qu'un jour la Turquie célébrera les racines arméniennes profondes qui furent arrachées en 1915, racines que l'on peut encore voir ici ou là en Turquie contemporaine: dans l'architecture des villes, dans les ruines disséminées dans les campagnes, dans le sang des Turcs et des Kurdes dont un ancêtre fut assimilé de force et qui réclament désormais leur héritage arménien. Peut-être même qu'un jour l'État turc suivra le chemin d'une partie de la société civile turque et commencera à célébrer ces Turcs, Kurdes et Arabes ottomans courageux qui résistèrent activement au génocide.
Cent années se sont écoulées depuis 1915, soit un siècle, peu de temps dans une perspective historique. Pour ceux qui ont la chance de pouvoir étendre les limites de leur existence, il s'agit à peine d'une vie complète. C'est en partie pourquoi, aujourd'hui encore, les blessures saignent toujours pour beaucoup d'Arméniens. Le temps ne les a pas soignées. Il existe une large diversité d'opinions quant à la possibilité, ou à l'opportunité, de soigner ces blessures. Et dans l'affirmative, quant à la manière de réparer, de s'excuser, d'ouvrir les frontières arméno-turques, de coopérer économiquement et civilement, etc. Tous ces sujets font partie d'un débat - légitime et très utile - en cours au sujet du futur des Arméniens dans le monde.
Mais ce que les Arméniens ont montré au Monde au cours du siècle dernier, c'est que les blessures ne doivent pas devenir des obstacles au progrès et au développement, que le souvenir de tout ce qui a été perdu peut coexister avec la créativité, la résilience, l'amour pour les générations futures et l'espoir de ce que pourrait être demain.
Matthias Bjørnlund est un historien danois qui en 2003-2005 a dirigé l'atelier du Département de l'Holocauste et des études sur le génocide à Copenhague. Bjørnlund travaille également en tant que chercheur et traducteur de documents danois sur le génocide arménien.