Tigran Hamasyan
Un pèlerinage vers la patrie des ancêtres à travers la musique sacrée.
Musicien, compositeur, Tigran Hamasyan aimerait tant voir ses arrangements de musique religieuse arménienne joués dans l'église Saint-Arakel de Kars, la patrie de ses ancêtres.
C’est à Kars, aujourd’hui en Turquie, que se trouve le berceau de sa famille. L’arrière-grand-père de Tigran, Alexan Hayrapetian, est originaire du village Başgedikler de la province de Kars, et son arrière-grand-mère, Hripsimé (Horomsim) Alexanian, du village de Pilvari. Dans les archives nationales d'Arménie sont conservés les registres du village de Başgedikler, dans lesquels est enregistré le mariage d'Alexan, 21 ans, et de Hripsimé, 19 ans, le 28 novembre 1902, ainsi que la naissance de leur premier enfant Tsolak le 1er juin 1907.
Le registre de l'année 1907 du village Başgedikler de la province de Kars, dans lequel est enregistrée la naissance du premier enfant d'Alexan et de Hripsimé, Tsolak Hayrapétian. Source : Archives nationales d'Arménie.
Pendant le génocide, les Turcs ont tué Alexan, et Hripsimé est restée seule avec ses trois enfants. Il est difficile d'imaginer comment Hripsimé a pu s'enfuir de Kars à Alexandropol (aujourd'hui Gyumri) en 1917-1918 avec ses enfants, emmenant aussi avec elle les enfants orphelins de son frère et de son beau-frère.
«Elle n'a jamais raconté les détails de cette fuite, elle chantait et pleurait. Je me souviens uniquement d'un épisode qu'elle racontait: «Au moment de l'exil les enfants avaient faim, j'étais obligée de marcher au milieu des cadavres pour aller leur chercher de la nourriture.»», se souvient la grand-mère de Tigran, Melania Tsolaki Hayrapétian.
A 35 ans, Hripsimé ne parvenant plus à s'occuper des 8 enfants rescapés, elle confia sa plus petite fille Malathe à l'un des orphelinats d'Alexandropol où Malathe décédera peu de temps après.
«C'est maintenant que je me rends compte qu'elle a pu donner son propre enfant à l'orphelinat et garder les enfants orphelins de son frère et de son beau-frère. Elle avait l'âme en deuil, elle était toujours vêtue de noir. Plus tard, un de ses fils aussi partit à la guerre sans jamais en revenir. Après la mort de ma mère, c'est aussi ma grand-mère qui a élevé mon petit frère», se remémore la grand-mère de Tigran, Melania.
Hripsimé Alexanian n'a pas été à l’école, mais elle avait une grande connaissance du folklore populaire; c'est elle qui s'est occupé de l'éducation de ses petits-enfants: «Elle connaissait par cœur tellement de fables, de maximes, de poèmes et de contes. C'est elle qui s'est occupé de notre éducation. Je n'ai pas de souvenir de moments passés avec ma mère, c'est vraiment notre grand-mère qui nous a élevés et éduqués», se rappelle Melania.
Hripsimé Alexanian, rescapée du génocide, avec son petit-fils Rafik. Source: archives personnelles de la famille Hamasyan
L'autre arrière-grand-mère de Tigran Hamasyan, Angela Oltetsian, est également originaire de Kars. Pendant le génocide, toute sa famille a été tuée devant ses yeux, elle fut la seule rescapée avec ses deux sœurs.
«Ma belle-mère s'est retrouvée à l'orphelinat «Polygon» d'Alexandropol avec ses deux sœurs [nda: un des orphelinats d'Alexandropol financé grâce à l'aide humanitaire américaine]. Ses deux sœurs ont été envoyées de l'orphelinat aux États-Unis. Plus tard, elle-même fut adoptée par son oncle, qui lui a donné son nom de famille, Bicharian», raconte Melania.
Angela Oltetsian, rescapée du génocide, avec son mari et ses enfants. Source: archives personnelles de la famille Hamasyan.
Malgré les requêtes envoyées des États-Unis par les deux sœurs Oltetsian pour retrouver Angela, le climat de terreur de la période soviétique les empêcha de se retrouver.
Tigran Hamasyan ne connaît pas bien l'histoire de ses ancêtres rescapés du génocide. «Ma grand-mère raconte que quand mon arrière-grand-mère Hripsimé se trouvait seule, elle chantait «Krounk» («La grue») et pleurait. De toute sa vie, elle n'a jamais enlevé le foulard noir qu'elle portait sur la tête. De son côté mon autre arrière-grand-mère Angela n'a jamais su que ses deux sœurs avaient tenté de la retrouver».
Sorti récemment, le disque de Tigran «Mockroot» se différencie de ses précédents albums, sa propre histoire y est très présente : le morceau « Lilac » [Le lilas] fait référence au lilas de la cour de sa maison d'enfance, « Song for Melan and Rafik » [Chanson pour Melan et Rafik] est dédié à ses grands-parents, et «Kars» à des siècles de blessures (« Kars 2 »).
«Cet album est une tentative d'introspection, afin de mieux me connaître, de comprendre mes racines. Il faut être fidèle à sa nature et à son être, tenter de se connaître soi-même: plus on est proche de sa nature, plus on est en mesure d’affronter les complexités humaines. D'une certaine manière, cet album exprime une nostalgie de l'essence de l'homme, un retour vers le sacré, vers l'amour, vers les racines; c'est une sorte de sacrifice, un sacrifice au nom de l'inspiration humaine», confie à 28 ans le maître des improvisations folkloriques, Tigran Hamasyan.
Tigran Hamasyan et le choeur de chambre d’Erevan (dirigé par Haroutioun Topikian), entreprennent ce projet dédié au centenaire du génocide des Arméniens.
100 concerts intitulés Luys i luyso sont prévus, dont le premier a eu lieu à Erevan le 24 mars. Les nouvelles interprétations de la musique religieuse arménienne du 5ème au 19ème siècle y seront jouées. Ce cycle de concerts accomplit un pèlerinage depuis Erevan jusqu’à Istanbul, il comprend plusieurs étapes prévues en Djavakhtie, à Tbilissi, à Ganza, à Kars et à Istanbul.
© PAN Photo / Vahan Stepanian
«Je souhaiterais vraiment que notre musique religieuse soit jouée dans l'église Saint-Arakel de Kars, même si cela est impossible, puisque cette église a été transformée en mosquée. Nous donnerons un concert à Kars, mais pas dans l'église», dit Tigran qui continue cependant de caresser l’espoir de voir un jour son rêve se réaliser.
Cette histoire a été authentifiée par l'équipe de chercheurs de 100 LIVES