L’arménité, arme de construction massive

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Ma réflexion sur mon arménité s’est faite sur le tard, vers vingt ans, au début de ma collaboration avec le magazine France Arménie. Constatant ma totale inculture en ce qui concerne l’histoire des Arméniens, la géopolitique du Sud-Caucase et tout un tas d’autres thématiques liées aux Arméniens, j’ai dû rattraper mon retard tant bien que mal. Je ne savais pas à l’époque dans quel pétrin je m’étais mis! Ce n’est que bien plus tard, que je compris qu’une fois avoir mis le doigt dans l’engrenage, l’arménité vous happe et vous entraîne dans un tourbillon indescriptible fait de rencontres artistiques, culturelles et humaines. Et je repense aujourd’hui à ces discussions téléphoniques passionnées avec Varoujan Mardikian, rédacteur en chef de France Arménie, qui s’enflammait en m’expliquant la puissance de l’arménité, sa vocation à être un instrument dont il fallait s’emparer pour rayonner au quotidien et voir le monde autrement dans toute sa complexité.

De l’or dans les mains     

Ainsi, l’arménité, selon moi, n’est pas un fardeau, un sac de briques que l’on porterait sur ses frêles épaules toute sa vie en se lamentant sans cesse sur nos souffrances passées. Trop de gens restent encore enfermés dans cette sinistre mythologie qui ferait de l’Arménien un être figé dans le passé, écrasé par son histoire et incapable de s’épanouir, à l’instar de l’arbre dont on a coupé les racines. Oui, nous sommes très attachés à notre culture, à notre histoire si riche et passionnante. Oui, nous sommes et serons des éternels exilés, présents partout et nulle part à la fois. Oui, nous portons le fardeau du génocide sur le dos et dans nos cœurs et nous n’oublierons jamais! Mais arrive un jour où il faut poser le sac, en sortir les lourdes briques et commencer à construire quelque chose avec. Pour les uns ce sera bâtir une vie, une carrière professionnelle, fonder une famille. Pour d’autres, ce sera créer des histoires, une pensée philosophique, intellectuelle ou artistique. Bref, construire une vie.

Dans l’Empire ottoman, les Arméniens étaient reconnus pour avoir de l’or dans les mains. Ils construisaient, ils bâtissaient, ils innovaient, ils prospéraient… tandis que d’autres ne savaient que semer la destruction autour d’eux…

Nous sommes toujours des constructeurs, alors construisons! Pour cela, il faut trouver le ciment qui nous permet de lier solidement ces briques les unes aux autres. Ce peut être l’éducation, les livres, l’art…mais le plus important, le plus solide de tous les liants, ce sont les êtres humains. 

Un cadeau inestimable

A la base de ma pyramide personnelle, il y a bien sûr mes ancêtres qui errent à jamais dans les limbes de l’histoire et dont j’honore la mémoire comme je peux. Il y a aussi ma grand-mère Haïganouche, 90 ans, toujours parmi nous, et bien sûr ma mère, cette chère Mayrig qui, bien qu’elle ne m’ait jamais appris la langue arménienne, m’a transmis un certain nombre de valeurs: le respect des autres, le sens de la famille, un certain savoir vivre, le sens de l’accueil, la générosité, la simplicité… Des qualités que je qualifie volontiers d’«arméniennes». Un cadeau inestimable qui, associé à d’autres valeurs transmises cette fois ci par mon père ou mon frère, me permettent d’être ce que je suis aujourd’hui. Ensuite, il y a les personnes avec lesquelles j’ai eu la chance de travailler. Tous ces passionnés qui m’ont tant appris. Que ce soit par leur conversation, leurs conseils, leurs façons de vivre, d’agir, de penser, de s’indigner ou de lutter… Tous ces êtres incroyables qui vivent leur arménité de manière totalement différente. Ils se reconnaîtront. Et puis, il y a les autres, pas forcément Arméniens,  Turcs, Kurdes, Alévis, Iraniens, Américains, Français…qui m’ont accompagné et m’accompagnent encore sur cette longue route qui n’en finit pas. Ces gens rencontrés sur le chemin qui m’a mené de Décines, la commune où je vis, à Stepanavan et à Erevan où j’ai vécu quelques temps dans le cadre d’un service volontaire. Puis d’Istanbul à Diyarbakir où je retourne souvent avec  l’ONG Yerkir Europe et son projet Repair et qui me permettent encore aujourd’hui de découvrir tant de choses et d’élargir mon champ de vision.

Un cocktail molotov imaginaire

On ne peut pas être arménien par intermittence ou seulement le 24 Avril, verser une larme devant une bougie et rentrer chez soi. Non. C’est un état permanent. Et chez moi, cela passe par tout et n’importe quoi. Du plus trivial au plus sérieux. Du tragique au comique. L’arménité, c’est parler ou apprendre l’arménien, c’est célébrer la agra hadig pour un bébé qui fait sa première dent, c’est utiliser des jurons turcs quand on s’énerve, c’est respecter la quarante jours de deuil et honorer la mémoire d’un proche qui a disparu, c’est penser à préparer un plat en plus pour son voisin qui est malade et ne peut pas cuisiner, c’est préparer trois différents sourdjs plus ou moins sucrés pour chacun des convives invités…

L’arménité peut se traduire par des mesures, des décisions symboliques comme lorsque j’ai décidé de signer mes articles et mes photos en ajoutant le nom de famille de ma mère. Une façon pour moi de rendre hommage à ma famille, de joindre mon identité espagnole à l’arménienne, d’assumer cette dualité qui me caractérise. Français d’origine espagnole arménienne…plutôt pas mal pour un descendant d’apatride!

Mais l’arménité, c’est aussi être curieux de l’autre; c’est lutter contre l’injustice des gouvernements turcs successifs qui nient la réalité du génocide; c’est ne pas oublier ce qu’ont pu subir et ce que subissent encore les populations arméniennes, kurdes, alévies, grecque orthodoxe, assyro chaldéennes et bien d’autres; c’est lutter contre toutes les formes de domination qui tentent d’écraser les plus faibles; c’est retenir son souffle quand on suit l’actualité dans le Moyen-Orient; c’est souffrir pour tous les populations forcées à l’exil; c’est jeter un cocktail molotov imaginaire sur l’injustice de ce monde; c’est cracher à la figure de la bêtise humaine...  

Non, l’arménité n’est décidément pas un fardeau. C’est une chance, un cadeau, une force. C’est voir et comprendre le monde autrement… à 360 degrés de rotation.

Mickaël Jimenez-Mathéossian est journaliste-photographe freelance et travaille pour l’association Yerkir Europe. 

Crédits photos : MJM

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par Mickaël Jimenez-Mathéossian