Face à la mer, le néant

French

Née en 1968 à Dhahran en Arabie saoudite d’un père américain et d’une mère arméno-libanaise, l’écrivaine Micheline Aharonian Marcom a grandi entre Beyrouth et Los Angeles. « Le garçon qui rêvait le jour » est le second volet de sa trilogie. Un roman âpre, puissant et effroyablement sensuel sur la mémoire du génocide arménien qui se déroule dans un Liban encore épargné par les affres de la guerre civile.

Paru en français en 2014 sous les presses de la dynamique maison d’édition genevoise Metis Press, « Le garçon qui rêvait le jour » explore les méandres du monde intérieur de Vahé Tcheubjian, dont le nom signifie « ordure » en turc. La cinquantaine, ce menuisier qui réside dans un paisible quartier musulman de Beyrouth à côté de mer, est né de la folie destructrice du génocide arménien.

Par une chaude après-midi de l’été 1964, il rouvre la boîte de pandore de son enfance. Le Liban, jadis « Suisse de l’Orient », vit son âge d’or, la guerre civile n’a pas encore éclaté, le pays se love dans une insolente prospérité. Contemplant l’horizon bleu depuis son balcon, Vahé se souvient de son arrivée au Liban quarante ans plus tôt à bord d’un train où s’entassaient des milliers d’orphelins. Le narrateur est hanté par son passé d’enfant galeux à l’orphelinat « le nid des oiseaux», cette école de la survie où il a grandi sans se construire.

Or, contrairement à «Des hommes privés d’enfance» de l’écrivain arméno libanais Antranig Dzaroukhian (1913-1989), c’est un récit âpre et violent qui nous est donné de lire. Vahé (dont le nom turc est Mustafa) est le fruit d’un viol entre un soldat turc et sa victime arménienne. Il porte sur lui cette tache indélébile qui ne le quittera jamais, allant jusqu’à se masturber en fantasmant sur sa barbare conception. En fait, Vahé n’a pas appris à aimer. Il fait le malheur de Juliana, son épouse arménienne « bien comme il faut », s’éprend follement de la petite bonne palestinienne de ses voisins, au point de partir la retrouver dans son misérable camp de Aïn el Heloué au sud de Beyrouth.

Plongé dans un état voisin de la folie, Vahé sombre lentement par une étouffante après-midi d’été, bercé par le flux et le reflux de la mer, le bruit et les odeurs de la rue… sous un soleil de plomb. Ses souvenirs de l’orphelinat lui reviennent comme une gifle. Il se souvient de la soumission à loi du plus fort où les petits lambeaux de ce peuple assassiné apprennent à leur tour le métier de tortionnaire pour survivre. Sa psyché est hantée à la fois par les fantasmes et les malheurs qui ont jonché son existence de petit garçon : le suicide d’un de ses compagnons de chambrée, la mort du deuxième faute soins, les sévices répétés qu’il porte à un camarade.

L’anti héros doit son salut dans le mensonge qu’il s’est construit pour fuir le passé. Le lecteur quant à lui ne sort pas indemne. Comme écartelé par les incessants allers et retours entre le réel, ses fantasmes érotiques, et un passé obscur en bord de mer. On est loin des images d’Epinal, clichés d’un lyrisme pompeux, apanage d’une certaine littérature du ghetto portée par un Mouchegh Ichran, Antranig Dzaroukhian ou encore Boghos Snabian. Une littérature dans laquelle les personnages sont exclusivement arméniens. Vahé erre dans une Beyrouth insouciante habité par ses fantasmes et ses traumatismes. Il se sent étranger à lui-même et à sa femme Juliana, une épouse arménienne « bien comme il faut » mais lasse à présent de vivre avec un homme détruit de l’intérieur,  qui fréquente assidûment « les Ritas », ces prostitués du centre-ville de Beyrouth. La folie, ce fil conducteur, nous entraîne sans coup férir dans un dédalle cauchemardesque, où le soleil le sang et le sperme ne forment qu'une masse insaisissable. Toute vie et promesse d’amour s’annonce un vain mirage dans ce décor qui se prête pourtant si bien à l’insouciance de l’indolente Beyrouth des années 1960, inondée de lumière et de joie de vivre.

Il faut lire ce roman troublant qui détonne avec ce que la littérature de diaspora sur l’après Catastrophe nous avait habitué jusque-là et dont le mérite de la traduction réussie revient à Georges Festa, collaborateur au site 100 LIVES France.  

Micheline Aharonian Marcom, Le garçon qui rêvait le jour Metis Presses, 219 pages, 18€

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par Tigrane Yégavian