Journal d'un joueur

French

Par Marc Varoujan (1)

Dans les yeux de Marc Varoujan, le monde est un vaste jeu de société. Spécialiste du monde celtique, il crée dans les années 90 une série de jeux éducatifs pour les élèves de la Maison de la Culture arménienne d'Alfortville, qui seront à l'origine de sa carrière d'auteur. De Brocéliande à l'Arménie-sur-Seine, Varoujan revient sur le village de son enfance à l'origine de son inspiration, peuplé de légendes, de grands-mères truculentes ...et d'un grand-père cordonnier champion de nardi.

 « Comment ? Vous prétendez qu'il y a eu un royaume, en Bretagne ? Dîtes-moi qu'il y a eu un Duché, ça oui. Mais un royaume ?!... ». Pour la énième fois, je note la stupéfaction. Passeur d'une mémoire qui n'est pas la mienne, me voici confronté au paradoxe français, comme au temps de ma jeunesse où parler de l'Histoire d'Arménie à l'école publique relevait d'emblée de l'acte militant. La géographie des « régions » françaises aussi a quelque chose d'illicite, puisque non divulguée à l'école, lieu pourtant supposé de la transmission des connaissances. Un vieux trauma « révolutionnaire », sans doute, explique ce refoulement républicain. Dommage. Depuis, les Anglo-saxons ont font main basse sur l'Histoire et la mythologie celtique, à grand renfort de films et de romans d'« héroïc fantasy ». Ici, c'est silence radio.

En 2009, je n'attends pas le succès télévisé de la série Game of Trone pour sentir qu'Arthur, Merlin et tous leurs avatars n'ont pas rendu leur dernier souffle. Je signe « Roue Breizh » (Roi de Bretagne), un jeu de société sur fond de Bretagne médiévale. En 2010, le jeu est édité, animé dans de multiples festivals, et trouve sa place en 2014 parmi les principales animations au château du Centre de l'Imaginaire arthurien, à Comper-en-Brocéliande. Outre l'attrait indémodable pour cet univers, les réactions du jeune public confirment invariablement que le jeu n'est pas une discipline mineure, contrairement à certains préjugés, mais se révèle un formidable vecteur d'éducation, de socialisation, de partage entre générations. Une magie dont j'eus très tôt la démonstration.

C'est ainsi que chaque soir, mon grand-père et mon frère se retrouvaient autrefois sur le sedir, pour disputer des parties bruyantes de tavlou, éructant des chiffres en persan. Les parties de scrabble, avec ses lettres latines et blanches, plus lentes, plus lisses, que nous disputions de notre côté avec ma grand-mère, se déroulaient en revanche dans une relative discrétion. De sorte que nous les entendions frapper les palets de bois jaunes et noirs sur le tapis de feutre vert, ou prononcer le « mars », fatidique comme des matadors. La véritable compétition qu'ils se livraient dans le salon était fascinante par la rapidité des coups, l'alchimie des calculs, leur assurance, le plaisir évident de l'affrontement, le même rire de bienveillance qui secouait notre dédé, qu'il gagne ou qu'il perde contre son petit-fils, indiquant qu'un coup remarquable avait été joué, ou simplement la fin du match.

L'Arménie de mon enfance, au sud-est de Paris, est chaleureuse sonore, grouillante, commerçante, militante, caractérielle, métissée.

Elle ne ressemble en rien à l'image d'Épinal policée, larmoyante, donnée de la communauté arménienne, et distillée au compte-goutte par le cinéma. Une Arménie-sur-Seine plus proche, sans doute, de celle filmée par Kebadian, largement imprégnée des dialectes paysans, des jurons des campagnes ottomanes dont mon grand-père faisait un usage abondant, volcanique et jouissif – particulièrement au volant, grossièretés que nous répétions en accentuant les gutturales, mon frère et moi, comme on joue à celui qui jette sa pierre le plus loin.

Première fille de Tchenguilertsi à être née sur le sol français et à parler les deux langues sans accent, ma grand-mère, dotée d'une patience abyssale, recevait et écoutait le collège de femmes qui emplissait son salon dès 15h pour le rituel du sourdj. Parfois je rallongeais le temps passé en leur présence exagérément, volant, grappillant le rire incroyablement sonore de l'une, le conseil d'une autre, que leur arménien du yerguir nimbait d'une bienveillante magie, ignorant que j'étais de leur impermanence. C'est dans cet antre fécond et réjoui que je prenais bientôt mes quartiers, dans une pièce attenante, pour créer à mon tour des jeux plus ou moins extravagants à partir d'un ramassis hétéroclite composé de matériels à l'abandon et de chimères : polystyrène d'emballage, tuyaux de plomberie en polymère, mie de pain, galets de Nice, BD, prospectus publicitaires, mais aussi résidus de frayeurs nocturnes et de rêves.

Plus tard, mon travail auprès des élèves de la Maison de la Culture arménienne d'Alfortville me permit de garder intacts ces îlots d'enfance, dans un esprit similaire à celui de la lumineuse conteuse et enseignante Anahid Sarkissian que j'allais côtoyer dans ces années, à l’école Tebrotzassere. Danse, musique, arts plastiques : les centres comme ceux-ci sont des viviers de créations insoupçonnées. Bientôt mes élèves produisirent leurs propres jeux. Grâce à la complicité du plasticien Khatchik Kazandjian, nos élèves communs de la MCA signèrent des créations ludiques d'une qualité graphique inégalée au cours de mon expérience d'enseignant.

Le défi majeur des disciplines dont j'avais la charge, à la MCA d'Alfortville - l'histoire et la culture -  consistait à sortir les enfants du monopole tyrannique qu'exerçait sur eux le trauma du génocide, réactivé à l'époque par l'horreur de Soumgaït et de Spitak encore fraîche.

Mais comment faire pour les convaincre que  l'Arménie est bien davantage qu'une simple plaie béante ?

Que 3000 ans d'Histoire ne peuvent se résumer aux massacres et déportations commis entre 1915 et 1918 dans l'Empire ottoman, indiqués sur les cartes de géographie par d'ignobles tâches couleur sang ?

Parmi toutes les époques susceptibles d'offrir un autre visage de l'Arménie « historique », l'une d'entre elles me sembla particulièrement propice à l'imagination des enfants : le moyen-âge. Puisant dans les cartes de géographie comme dans une quête de Tolkien, je confectionnai un jeu de stratégie à leur attention : « Vdank ». Un jeu de plateau mettant en scène les principautés arméniennes, dont la première version, reliée par mon grand-père dans son atelier de cordonnerie, était peinte à la gouache aux couleurs de l'arc-en-ciel : jaune pour le Daron, Orange le Vaspourakan, bleu pour Ani, etc. Royaumes flamboyants, jets de dés, excitation du jeu : le succès de « Vdank » auprès des enfants fut immédiat.

En 2015, l'atelier du cordonnier n'est plus. Mais les jeux qui en ont émergé pourraient bien connaître une seconde vie. Promis au traitement higth tech d'une entreprise spécialisée dans les outils numériques, le jeu sur l'Arménie médiévale, rebaptisé « The Princes of Ararat » - figurera prochainement sur une plate-forme de financement participatif. L'enjeu : permettre à tous d'accéder à des contenus ludo-éducatifs de qualité, via la tablette, le smartphone ou le PC. Mieux encore, les joueurs de Melbourne, Erevan ou Sao Polo pourront désormais jouer en interaction. Voire, en immersion 3D. C'est aussi cela, le progrès : se transporter aux côtés du prince Vartan pour stopper une charge d'éléphants de guerre perses, lancés en pleine course... tchater avec ses compagnons d'armes... et rentrer à l'heure pour déjeuner.

(1) Marc Varoujan est journaliste et enseignant en psychologie sociale. Il est l'auteur de plusieurs jeux parmi lesquels Skandâââl (2011) et  Roue Breizh (2010)

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Le monde arménien, un vaste jeu de société