Fred Azilazian: creuser son sillon

French

Par Mickaël Jimenez-Mathéossian

“Nous avons vécu très longtemps ensemble sur ces terres, nous avons une mémoire commune. Cette mémoire commune, nous l’avons divisée en mémoires monophoniques. Nous ne jouons, les uns et les autres, que les accords que nous connaissons. Pourquoi ne pourrions-nous pas reconstruire notre mémoire commune en transformant le monologue en dialogue... Mon plus grand rêve est de voir jouer sur une même scène, des musiciens turcs et des musiciens arméniens ! Alors l’eau creusera de nouveau son sillon... ». Ainsi s’exprimait Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne assassiné à Istanbul en 2007. Des années plus tard, Fred-Agop Azilazian, musicien et chanteur de 35 ans, tente à sa manière de réaliser son rêve : celui de retourner sur les terres de ses ancêtres, en Turquie. Un souhait qui se fait de plus en plus pressant à mesure que le temps passe. « Il y a cette part de moi qui, semaines après semaines, mois après mois, me fait dire qu’en fait, je viens de Turquie. C’est quelque chose qui monte progressivement en puissance à l’intérieur de moi » confie le jeune homme à la barbe noire bien fournie.

FOR INTERIEUR

Fred-Agop Azilazian est né et a grandi à Marseille et a fréquenté très tôt la communauté arménienne, notamment en rejoignant la JAF (Jeunesse Arménienne de France), mais aussi en faisant partie d’une troupe de danse et, bien sûr, en militant pour la reconnaissance du génocide arménien. « L’arménité est une part très importante de mon identité, c’est son essence même. Ajouté au fait d’être Français et Européen, c’est ce mélange-là qui est important pour moi » explique le jeune homme. « L’arménité, ce sont mes racines, la première brique de la fondation de mon for(t) intérieur » ajoute-t-il dans une jolie métaphore, presque inconsciente. Aujourd’hui, celui qui dit avoir été de toutes les manifestations, assure continuer le militantisme, notamment en faisant partie intégrante de l’organisation du festival Amnésie internationale, qui se tient à Marseille tous les deux ans. Autre engagement, journalistique celui-ci, celui de faire découvrir la culture et les artistes arméniens de par le monde en publiant deux fois par an le webzine Intch’ka ? dont il est le rédacteur en chef. « Je trouve qu’on ne parle pas assez de la jeunesse arménienne. D’autres médias destinés aux jeunes devraient exister. La grande faiblesse chez nous c’est la communication. Il faudrait imaginer quelque chose, faire des sites internet qui déchirent avec des vidéos, pour aller à la rencontre de tous les Arméniens et de tous les jeunes Arméniens afin de recréer une sorte de communauté virtuelle de par le monde » s’enthousiasme Fred.  

ROAD TRIP

En attendant, c’est sur un tout autre projet que réfléchissent Fred et ses amis musiciens et journalistes. Celui de réaliser un grand road trip à travers la Turquie avec son groupe de pop Agop — son prénom arménien — et d’en tirer un documentaire. Pour cela, il a mis en place une campagne de crowd funding sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank. Un succès, puisque celle-ci a largement atteint ses objectifs en récoltant plus de 10 000 euros en trois semaines. À l’origine, l’idée était de partir trois semaines en Turquie et sillonner le pays d’Est en Ouest avant de participer au célèbre festival de Munzur dans la région de Dersim. Mais l’engouement du public pour le projet et la crainte d’une possible annulation du festival ont modifié les plans de la bande d’amis. Celle-ci a décidé de voir un peu plus loin et différemment : « On s’est rendu compte qu’en prenant un peu plus notre temps on pouvait faire quelque chose de plus qualitatif tout en gardant l’esprit à l’arrache et spontané » avance Fred.

FANTASME

Reste au musicien de lutter contre les vieux démons qui, inévitablement, refont surface avec leur lot de peurs et d’appréhensions quasi naturelles chez un Arménien. Le retour sur les terres où ont eu lieu les massacres des Arméniens en 1915 et la confrontation avec l’ « ennemi » turc sont synonymes d’angoisse. « Je suis emballé mais il y a une part de moi qui est effrayée d’aller en Turquie. Que vais-je ressentir intérieurement ? Comment vais-je réagir, vais-je m’y sentir bien ou vais-je détester ? » S’interroge Fred. « J’ai plein d’amis et de membres de ma famille qui sont ainsi et qui ne veulent pas y aller parce qu’ils ont peur. La peur de l’ennemi… ce fantasme de l’Arménien qui se rend en Turquie et à qui il arrive des trucs pas cool. J’ai envie d’y aller pour aller au-delà du fantasme » assure-t-il. Profondément touché par le film The Cut de Fatih Akın qu’il a rencontré brièvement et conscient que les choses bougent en Turquie au niveau de la société civile, Fred a lentement évolué : « En voyant ce gars-là et son film, je me suis dit que les Turcs n’étaient pas forcément nos ennemis et qu’il fallait aller leur parler, que c’était potentiellement des amis, des frères…  Akın pourrait être un pote ! » S’exclame l’artiste. Et d’ajouter : « Je réalise à travers ce que je lis et ce que je vois que les choses ont bien sûr déjà changées. Des milliers de gens sont dans cette envie de dresser des ponts et je souhaite prendre le train en marche. Je veux faire partie de ces gens qui vont permettre, humblement, de rendre ce processus de dialogue — et pourquoi pas de réconciliation — plus visible et plus grand. »

POSITIF

Ainsi, depuis quelque temps, Fred s’intéresse à tous ces Turcs qui reconnaissent le génocide, «  ceux qui sont épris de justice et de liberté ».  Il assure porter de plus en plus d’intérêt au pays en tant que tel, à sa politique, à ses artistes… « Je suis en recherche d’artistes et intellectuels… je suis dans une plongée de « qu’est-ce que la Turquie ? », d’où sont originaires mes grands-parents … » La plupart d’entre eux étaient d’Istanbul, d’autres de Sivas « à l’intérieur des terres, plus à l’Est ». Des lieux qu’il retrouvera prochainement avec la ferme intention de rencontrer les habitants et notamment des musiciens afin, pourquoi pas, de collaborer avec eux. « Ça fait partie de ma personnalité, ça m’est naturel d’aller vers les autres, d’autres cultures ; d’essayer de voir ce qu’il y a de bon et d’insister là-dessus plutôt que le négatif ». Ouvrir un sillon pour y planter quelques graines… telle est la belle initiative de Fred-Agop Azilazian.

 

https://www.facebook.com/Agopofficial

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Par Mickaël Jimenez-Mathéossian