Yenovk der Sarkissian

French
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Mes ancêtres habitaient Gürün, une petite ville de l’Empire Ottoman située dans la province de Sivas.
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Peuplée d’environ 15.000 habitants, les deux tiers de la ville de Gürün étaient peuplés d’Arméniens, seuls 2000 d’entre eux ont survécu.

Seulement douze membres de ma famille ont pu échapper au génocide : mes arrières grands parents : Yenovk (1874-1945) et son épouse Haïganouch (1884-1964), leurs enfants, Hagop (1909-1978), Levon (1913-1990) ; leurs neveux et nièces Arsen (1908-1993), Siranouche (1902-1971), Mihran (1907-1992), Krikor (1900-1961), Soukias (dates inconnues) et Martha (1902-2004), Hripsimé (1900-1922) et Zaghig (1891-1966).

Il y a 100 ans, mon arrière-grand-père Yenovk et ses frères dirigeaient à Gürün une entreprise de transport de marchandise qui desservait l'Empire ottoman. Après la disparition de ses cinq frères, assassinés à l’extérieur de la ville, Yenovk, le dernier survivant de sa génération, échappe une première fois à la mort en se cachant dans une écurie pendant plus d’un mois. Plus tard, lors des massacres perpétués au printemps et à l’été 1915 dans la vallée d'Ayran Punar (une vallée située au sud d’Albistan dans la province de Kahramanmaras).

Il est grièvement blessé par la lame d’un sabre qui lui laisse une cicatrice dans le bas du cou. Il prend un turban, l'enroule sur la tête, et blessé, réussit à s’enfuir dans les montagnes déguisé en Turc.

Dieu le sauve une seconde fois. Plus tard, à Aïntab, l’actuelle Gaziantep, il retrouve sa femme et deux de ses enfants survivants des routes de déportations ainsi que ses neveux et nièces dont Arsen qui racontera plus tard dans ses mémoires : « Notre évêque nous a tous rassemblé dans l’église principale de Gürün. Il n’avait pas idée de la suite que les évènements prendraient, et ils nous ont demandé de rendre nos armes pour préserver ainsi notre liberté. Il tentait de nous convaincre en répondant de notre protection si nous délivrions nos armes le plus vite possible au gouvernement turc. Le lendemain, c’était un dimanche matin. Ils ont arrêtés mon père qui revenait de l’église. Ils lui ont attaché les mains et jeté en prison. Peu de temps après, le gardien de la prison est venu chez nous pour me trouver car mon père voulait me voir. Je suis sorti avec cette personne et dehors se trouvaient environ quatre à cinq cents hommes enchaînés quatre par quatre. J’ai aperçu mon père parmi eux. Il m’a appelé pour m’embrasser. Puisqu’il ne pouvait pas se baisser, il a demandé au gardien de me porter à sa hauteur. Cela a été son dernier baiser ». Lorsque je suis arrivé à Aïntab, on m’avait donné comme consigne de me rendre chez le maréchal-ferrant et de me présenter à lui. Quand il m’a vu, il a tout de suite compris la situation et m’a fait entrer. Il m’a demandé qui j’étais, alors j’ai répondu : « je suis « Arsen der Sarkissian de Gürün. » il tremblait de peur, car tous les militaires turcs venaient le voir pour leurs chevaux. Je lui ai expliqué comment j’étais arrivé jusqu’ici. « Sois sans crainte » m’a-t-il répondu. Cette nuit j’ai mangé du pain, du fromage, et il m’a donné un coin pour dormir.

A l'orphelinat américain de Jbeil au Liban, je travaillais beaucoup, j’aimais beaucoup lire, mais j’avais du mal à progresser dans mes études. Alors, pendant mon temps libre, il m’arrivait souvent de prendre du fil et une aiguille puis de coudre. Un jour, l’orphelinat reçu la visite de George Nakachian, un tailleur de Tripoli. Il cherchait un jeune pour l’aider dans sa boutique. J’ai saisi l’occasion en levant la main, mais le gardien de l’orphelinat s’opposait à ce que je parte prétextant que j’étais encore jeune et que je devais étudier, lire et écrire. Ma ferme insistance aura finalement eu raison de mon départ chez ce tailleur de Tripoli ». 

La nièce de Yenovk, Martha Der Sarkissian raconte quant à elle : « Je tenais la main de ma tante Mariam, j’avais perdu ma sœur et ma mère dans le convoi. Plus tard, alors que nous descendions une colline, je les ai retrouvées. Ma sœur Hripsimé avait le visage couvert de sang. Ma mère et moi pleurions et crions.

Elle me dit : « Moi ils ne m’ont pas touché, mais c’est ta sœur. Ils l’ont frappé d’un coup de hachette à la tête parce qu’elle s’était arrêtée pour ramasser sa bible qu’elle avait laissé tomber au sol».

"Nous avons descendu la colline et il y avait une rivière en bas (Ayran Punar). Nous sommes restés là et toute la nuit j’entendais les gens crier et hurler. Grâce à Dieu, le matin, trois soldats français d’Aïntab   nous ont sorti de cet enfer. A Hama en Syrie, Naringül Melegian de Gürün nous a beaucoup aidés. Elle était née vers 1888 et son mari Samuel Djeghelian était mort pendant le génocide.

Elle a réussi à nous sortir des baraques, ma sœur Hripsimé et moi, ou nous étions entassées avec des centaines d'autres personnes. Chaque jour, des enfants mourraient du choléra. Naringül a expliqué aux gardiens : « J'ai perdu ces deux filles, maintenant que je les ai retrouvé, je vais les récupérer chez moi. Je ne les laisserai pas rester dans ces baraques ». Elles nous a ainsi récupérer ma sœur et moi et nous a donné à manger comme si elle était notre propre mère".

Née en 1888 Narengül  avait perdu son mari pendant le génocide. Elle est arrivée aux États-Unis en 1923 après avoir passé quelques années en Syrie et à Beyrouth et est décédée dans les années 1960.

Pour subvenir aux besoins de sa famille, Yenovk répare des réchauds, fabrique des chaussures. Ils partent ensuite à Damas, puis Hama, Alep et Adana. N'ayant pas les moyens de nourrir ses deux fils (Hagop et Levon) et ses neveux orphelins Arsen et Soukias, il les place à de Jbeïl au Liban vers 1920. Ils vécurent ensuite quelques années à Beyrouth, dans le quartier d'El Moudawar, pour finalement rejoindre la France en 1924.

Yenovk, le seul rescapé du génocide parmi tous ses frères, a tout mis en œuvre pour refonder sa famille hors de son pays d’origine. Il a été un exemple vivant de courage pour ses enfants et neveux jusqu'à sa mort. C'était un fervent croyant, doublé d’un grand patriote. Il a travaillé corps et âme au service de l’église et de l’école arméniennes de Valence. C'était un homme très aimé de la communauté arménienne de la ville, un grand-père pour tous. Il est décédé le 24 Janvier 1945 à l’âge de 71 ans à son domicile à Valence au 10 rue de Paradis.

Les personnes (connues) qui ont contribués à la survie de notre famille sont :

  • Tout d’abord Yenovk, qui, le seul rescapé parmi ses frères a su rassembler sa famille, les nourrir et leur donner un futur en France ou aux Etats-Unis.
  • Narengül Melegian qui a sauvé Martha et sa sœur Hripsimé en les sortant des baraques à Hama et en leur donnant un travail puis en les aidant pour leur avenir.
  •  Le maréchal Ferrand de Tripoli, et le tailleur Georges Nakachian qui ont aidé Arsen en le cachant et en lui donnant du travail.

Pour le centième anniversaire du génocide arménien, ma contribution a été la publication d'une première version d’un livret familiale de généalogie. Il comprend l'histoire de ma famille, des témoignages, des photos, documents d’identités et surtout près de 400 descendants retrouvés à travers sept générations, plus de 120 noms de famille dans 65 lieux à travers le monde. Cela représente près de vingt années de travail et je ne compte pas m’arrêter ici. J’ai aussi d’autres projets en cours, dont un qui consiste à recenser tous les survivants de la ville de Gürün ainsi que les vagues d’immigration des Güruntsis vers l’Europe et l’Amérique latine. Je participe également à l’immense chantier dirigé par Mark Arslan concernant la mise à disposition des informations relatives aux Arméniens immigrants aux États-Unis par l’exploration méthodique des listes des passagers des navires.  En 1997, N. Kezerian (1916-2011) co-directeur d’une des premières organisations sur internet œuvrant pour la généalogie arménienne) me disait : « N’abandonnez jamais. Faites ce que vous pouvez et documentez vos recherches car quoiqu’il en soit, vos résultats seront un jour une clé précieuse pour permettre aux futures générations de continuer ces recherches lorsqu’ils seront en mesure d’accéder aux archives de l’Empire Ottoman ».

Denis Der Sarkissian

Subtitle: 
Il venait de Gürün
Story number: 
106
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