Papken Injarabian

French
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Je m’appelle Elisabeth Eaker, née Injarabian. Mon père s'appelait Papken Injarabian il est mort à 104 ans en 2010. Il était paraît-il le rescapé du génocide arménien le plus âgé de France.
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Je m’appelle Elisabeth Eaker, née Injarabian. Mon père s'appelait Papken Injarabian il est mort à 104 ans en 2010. Il était paraît-il le rescapé du génocide arménien le plus âgé de France. Il est mort dans son lit, lieu qu’il considérait comme le symbole de sa victoire sur ses années de servitude. Il n'est pas mort comme un chien ni comme un esclave à même le sol. Non, il est mort en homme libre.
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Pourtant, comme un venin, le génocide  a coulé dans sa mémoire toute sa vie au point de jamais le quitter.  De son lit médicalisé, il se levait toutes les nuits en chancelant, les bras écartés, le visage tordu. Il disait: "Ils vont me prendre!". Petit à petit, les mots en kurde sortaient de sa bouche. Il était habité par des cauchemars qui ont empoisonné ses dernières années. Comme si le génocide tuait violemment avant de tuer à petit feu sans jamais lâcher sa proie.

Mon père, était un orphelin de 9 ans pendant les déportations. A l'âge de 17 ans, il inscrivit ses souvenirs sur des bouts de papier à bord du bateau "Canada" qui le conduisait de Beyrouth à Marseille. Le souvenir des massacres était encore à l’état de braise. Son histoire, il l'a racontée, écrite, diffusée pour que "les gens sachent". Les Français ont été touchés par son récit et les éditions Garnier Frères ont publié une adaptation en 1980 sous le titre "La Solitude des Massacres".  En 1984, le Tribunal des Peuples l'a invité à témoigner à l’amphithéâtre de la Sorbonne. L’historienne Anouche Kunth, a  par ailleurs retranscrit ses souvenirs de déportation dans un chapitre entier de son livre coécrit avec Claire Mouradian  "Les Arméniens en France" paru en 2010. Enfin, en cette année du centenaire, j'ai traduit l’intégralité de son récit en anglais " Azo the Slave Boy and His road to Freedom", mémoires publiées par l’Institut Gomidas de Londres.

"Ils vont me prendre!".

En traduisant le journal de mon père, je me suis sentie comme réincarnée en lui, des images se sont fabriquées, à tel point que j'ai pu voir ce "ils". 

Cette marche forcée l’a conduit d'Amasya, sa ville natale située en Anatolie septentrionale, vers le sud à travers des redoutables monts escarpés, des gorges profondes et des passages étroits.  Il a quitté la colonne de déportation avec sa sœur et sa mère pour suivre un kurde qui avait un âne. Ils se sont arrêtés à Aghmaghara où la sœur fut enlevée par le Kurde et où la maman mourut peu après de maladie et de chagrin, laissant mon père orphelin et loin de tous.... d'où ses 4 années d'errance.

Mon père a vu périr toute sa famille sous ses yeux. Hagard, orphelin, quasi nu, il est passé de mains kurdes en mains kurdes pendant quatre ans. Il était leur esclave répondant au prénom d’Azo. Son premier maître parlant mal le turc s’exprimait en kurde, une langue que mon père ne connaissait pas encore. Un jour, son maître décida qu’il deviendrait musulman, lui l’orphelin miséreux, en haillons, tout juste échappé de sa colonne de déportation. Il le fit asseoir en contrebas d’un champ où paissaient des ânes et  l’initiation commença par l'apprentissage de la profession de foi en arabe : « Eché dullah ha ilaha illallah ». En turc âne se dit echek. Mon père imaginait donc que la conversation parlait d’ânes et il répéta « Echéï, ha echéï » très fier de corriger le mauvais turc de son maître. Il fut roué de coups, des pierres volaient sur lui le blessant violemment, et pendant des jours la même scène se déroula. Des gestes de mort se répétaient dans le village à son passage, une main passant sous la gorge. Ainsi commença sa vie misérable de « gaïvour » (chien d’infidèle) dans ce pays de grottes et d’ignorance jusqu’au jour où il comprit sa méprise et apprit la formule sans erreur. Mais Azo était aussi Papken, l'enfant de la ville, vif, intelligent à qui son père avait prédit un bel avenir. Il savait que son sort n'était pas celui de berger de chèvres ou de moutons, perdu dans les montagnes où couraient les loups. Il refusait ce destin de misère et se sauvait. Les Kurdes,  ce "ils" de ses cauchemars, le rattrapaient et le battaient à sang, le canon du pistolet sous la gorge. Mais il n'a jamais cédé et avec une patience infinie, il a monté des stratagèmes et est enfin parvenu même gravement malade à gagner l'orphelinat d'Ourfa fondé par le Near East Relief. Il fut recueilli, se jurant de rester musulman coûte que coûte pour ne pas perdre la vie.  Il fut baigner dans quatre bassines d’eau savonneuse, sa peau retrouvait le blanc de l’enfance et ses hardes grouillantes de poux furent brûlées. Il resta deux mois à l’infirmerie avant de rejoindre les autres orphelins. Il prit place en classe et sa langue maternelle lui revint peu à peu. Papken renaissait.

« Ils vont me prendre!».  Cette peur pourtant sublimée, était enfouie au fond de lui, à l'affût comme ces loups de montagnes cachés derrière les buissons qui le terrorisaient. Elle a bondi dans ses cauchemars car l'homme était faible. Le génocide tue de l'extérieur comme de l'intérieur et je pleure toutes ses victimes.

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Cette peur pourtant sublimée, était enfouie au fond de lui
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